Écriture à la petite semaine #10
Où je frissonne et m’agenouille.
Mercredi 4 décembre
Le givre me prend par surprise. Le ciel est clair, infusé de l’orange tendre qui est la couleur de l’hiver. À mes 5e, j’affiche sur Classroom une fenêtre à petits carreaux qui me rappelle le verre soufflé qui faisait spiraler les paysages, dans la maison de Rambouillet. La neige tombe lentement sur le fond d’écran animé ; la 5D fait « oooh » et s’abîme dans sa rédaction. Il fait encore un peu nuit, dehors, la salle est petite, on est bien. Sous les combles, la 5A est plus rétive ensuite, d’ici on voit les toits sous la brume dorée de Décembre, le sortilège perd de sa splendeur.
Sur le quai de la gare, je bascule de vertiges en sérénité. J’ai froid, mais de ce froid qui coule dans les veines et fait se tenir droit. La vapeur de ma cigarette électronique moutonne et s’évapore, tentative de muer Courbet en Turner (« tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », mais tout est argent sous les ongles d’Hiver, et j’aime mieux, en réalité.)
« Cette place solitaire vous fait de l’œil ? Connectez-vous sur OuiGo pour réserver ! » lis-je sur l’affichette à côté du siège isolé que j’ai choisi. La SNCF omet de préciser qu’il en coûte sept euros supplémentaires, trois si tu veux une place « ordinaire ». C’est tout à fait excessif, comme l’est le simple fait de payer pour choisir un siège, alors que ce sont tous les mêmes. Je me rengorge, moi j’ai les moyens de m’acheter un minimum de tranquillité, je peux toiser les gens alignés serrés sur les fauteuils duo de l’autre côté du couloir. Où vont se nicher le cynisme et l’arrogance, sérieusement ?
Quoi qu’il en soit, je me love dans mon manteau étalé et ouvre mon livre, celui qui est venu remplacer dans mon sac les trois sur lesquels je peine depuis des mois, le seul qui vraiment m’appelait. Je savais que celui-là jamais ne me tomberait des mains, et je repoussais le moment de l’ouvrir, par masochisme ou « conscience professionnelle » (une part de moi ne peut se résoudre à refermer un livre entamé). Mais un peu comme à l’époque où les mots À l’est d’Éden m’avaient murmuré à l’oreille un matin comme une évidence et un oracle, ça devait être Léa Silhol, je devais revenir en Faerie.
Par la fenêtre se dé-filent les paysages en accéléré et ce qu’ils perdent en matière, les Parques l’ajoutent à la trame de leurs chuchotis performatifs. Je lis et je lie, enfin.
Rennes n’est ni sève ni givre, plutôt suspendue dans un automne tardif ou un printemps prématuré, il ne fait ni chaud ni froid – j’aurai froid, plus tard -, il y a beaucoup de monde, comme d’habitude. Les grandes villes ont toujours l’air de vivre à leur propre rythme (ou absence de), déconnectées du reste du monde.
La dentiste me dévitalise une dent. Elle m’a prévenue que ce ne serait pas agréable ; la technologie a tellement évolué depuis ma préadolescence que, armée du souvenir d’une douleur venimeuse, je trouve l’événement parfaitement anecdotique.
Une heure plus tard, je suis de retour sur le parvis de la gare. Café et cigarette me demandent une concentration particulière : j’ai tout le côté gauche de la bouche et du nez anesthésié.
Le casque audio à réduction de bruit m’isole à ce point que je peux sans mal mettre à exécution le mantra du quatrième jour de l’Avent : par la fenêtre, observer le temps qu’il fait dehors.
(« Avent » s’écrit ainsi parce que le mot vient du latin « adventus » : avènement, arrivée, venue. Donc il faudrait dire « avant l’avent », en fait !)
Le train a du retard. Je tape du pied et me déhanche même un peu sous l’écran qui annoncera le quai où l’attraper. Je ne sais pas si ça se voit et si j’ai l’air bizarre : dehors m’est relativement étranger, là tout de suite.
Jeudi 5 décembre
Aujourd’hui c’est la bruine qui me cueille devant le carport. Il fait 13°, la clim’ est inutile. À huit heures et quart, je m’étonne de l’opacité derrière les fenêtres, il fait toujours nuit alors qu’hier à la même heure, en 5eD, l’aube s’aquarellait dans le bleu pâle.
Les minutes s’égrènent. J’écoute les élèves (qui passent leur oral blanc) se débattre avec l’analyse linéaire de deux extraits de Rabelais ; je les plains, un peu : j’ai horreur de Rabelais, je le trouve grossier, dans tous les sens du terme.
L’après-midi, Elia me dit une chose que j’ai tellement entendue que j’ai cessé de m’en vexer : « Il n’y a que dans votre cours que la classe est aussi bruyante. » À la place, j’ai répondu « Pourquoi ne suis-je pas surprise ? » et je crois que c’est très bien, parce qu’Elia ne cherchait pas à me blesser, et que moi en revanche je l’ai bien cherché, d’avoir une classe qui braille. Je n’intime que peu l’ordre de se taire, je ne cherche pas le silence, quoique je devrais aussi, parce que certains élèves en ont besoin. Je les provoque souvent, les embardées, parce que je cherche ces gamins vivants et acteurs. Et cet après-midi j’avais en face de moi vingt-six élèves plongés dans le travail de rédaction demandé, d’une façon ou d’une autre. Ça m’interpelle depuis l’autre bout de la classe, ça demande du blanco parce qu’apparemment on leur a appris que barrer c’était sale, ça alpague le voisin parce que regarde-ce-que-j’ai-écrit-c’est-trop-rigolo. Mais ça bosse. Même Émile. Même Nanuk. Même Noah, et même Emma !
Et, je sais pas, ça me plaît qu’ils se sentent en sécurité.
En contrepartie, quand je rentre chez moi (après un passage à la Poste, pour renvoyer le téléphone défectueux), je savoure le silence. Les journées les plus longues ne sont pas forcément les plus fatigantes, c’est peut-être même l’inverse : plus j’ai d’heures, plus je prévois d’activités autonomes dans lesquelles je serai peu sollicitée. Un jeudi, où je n’ai que quatre heures, je suis beaucoup plus présente, c’est un jour pour les cours magistraux, la répétition et les exercices exigeants.
Dimanche 8 décembre, 01h00
La tempête, la nuit dernière, nous a réveillés plusieurs fois. Alerte orange. J’aime bien quand on est en alerte parce qu’il me semble alors qu’enfin le reste du monde se met au diapason de ce qui arrive. Enfouie sous la couverture, avec coussin, peluche et masque de sommeil à demi-relevé, je jette un œil par-dessus mes remparts. Le store occultant ne l’est pas vraiment, je distingue la houle qui plie les brins d’herbe et tord les branches, j’entends même, je crois, deux oiseaux qui l’un pépie l’autre crie, et je trouve ça un peu fou, les imaginer juchés quelque part au milieu des bourrasques qui déferlent, à chanter comme un jour ordinaire.
Je me rendors ou somnole, pas longtemps en vrai – couchée à une heure et demie, je me lève huit heures plus tard. Je le paierai après, deux heures de sieste, et c’est doux, la chaleur et l’indolence d’un après-midi sans obligation.
Au réveil je dois aller à la pharmacie, je n’ai plus assez de xarelto. La préparatrice vient de recevoir un message d’Eneidis qui l’informe qu’elle n’a plus d’électricité. Elle devra faire la route et regagner sa maison isolée dans les bois à 19h passées, je suppose, pour se retrouver dans le noir et dans le froid, et même si j’envie ses hectares de solitude, je n’ai aucune envie d’être à sa place. Je me rends compte que d’une manière générale, la vie m’est confortable.
22h02
Le ménage est fait, le linge plié, mon sac prêt. J’ai dormi presque onze heures, je peine à envisager de me coucher à l’heure. Mais j’ai cuisiné de la marmelade d’orange (rien que le mot, « marmelade », est chouette), avec le pain d’épices un petit déjeuner sur mesure m’attend, et on est à quinze jours des vacances. Dernière ligne droite, ou presque.
Lundi 9 décembre
Dans le calendrier, j’ajoute : « créer ou accepter des moments doux », et je le fais en pensant à cette heure en ST2S. J’ai dû me montrer ferme et furieuse la semaine dernière, et je n’ai pas aimé ça. Je ne sais pas si c’est dû aux mots que j’ai choisis, si c’est parce qu’ils ont accepté d’admettre leurs torts, si c’est parce que Martin a reconnu qu’il avait dérapé et que les autres l’ont vu ; sans doute un peu de tout ça. En tout cas, aujourd’hui était une heure très chouette, humainement parlant (pédagogiquement, c’était le néant, personne n’écoutait les exposés.) Tyllian a ri. Oui, avec un italique, c’est la première fois qu’on échange sereinement, tous les deux. Je venais de récupérer les grilles de notation de l’oral blanc et ne pouvais pas les leur rendre puisque je n’avais pas reporté les notes. Ils m’ont proposé de donner devant la classe les notes de ceux qui le voulaient bien, et ont applaudi chacun de leurs camarades. C’était bon enfant, bienveillant, et aucunement un prétexte à ne rien faire ou foutre le bordel. Ça m’a confortée dans mes certitudes : eux et moi, on s’entend bien, et ce sont des gens chouettes.
En MCO il manquait sept élèves, suffisamment pour transformer la classe. Ont participé des élèves dont je connaissais à peine la voix. Se sont nettement effacés certains qui affichent leur nonchalance, d’habitude, avec bien plus de légèreté.
Quant aux ME, les dernières amarres sont en train de tomber. Même les plus timides ou réservés occupent désormais la place qui leur convient, je crois. Ils parviennent à être eux-mêmes, sans s’effacer. Je trouve ça super beau.
Mardi 10 décembre
Aujourd’hui je souhaitais le silence et l’ai obtenu. J’ai trouvé cela relativement étonnant : ma voix a un peu trop vrillé dans les aigus. J’ai appris à la poser mais cette fois j’ai raté la marche. N’empêche : 28 têtes basses. Puisque tout ne sera jamais que fiction, j’aime à écrire et à penser que c’est parce qu’eux et moi nous connaissons assez pour qu’ils sachent et admettent quand ils ont dépassé mes bornes.
À un moment, au début du cours, Gabriel a chuchoté : « Wesh c’est trop nul de finir la journée sur un cours de français.
– Je t’entends, tu sais. Moi aussi je suis ravie de te voir. »
Il a souri, s’est trémoussé et a fini de recopier son cours.
Littéralement dix minutes plus tard, alors que cette table discutait toujours et que c’était bien la seule, je tourne la tête comme un aigle (oui, et je te défie d’affirmer le contraire) et surprend Rosalie, qui s’appuie vite fait sur son coude, stylo en main, et souffle à ses camarades : « Faites semblant d’écrire ! »
Rosalie. Je vais t’apprendre un truc qui va te paraître dingue. Si j’entends ton camarade parler, je t’entends aussi.
Et hop ! Trois carnets sur le bureau ! Aux deux autres, j’ai juste mentionné « bavardages », mais j’avoue m’être beaucoup amusée avec Rosalie. Gabriel est parti furieux, et c’est un truc qui me laisse toujours aussi perplexe : l’apparent sentiment d’injustice des pré-ados qu’on a pris en faute. Baptiste, par exemple, il est entier : il ne conteste jamais quand il a déconné. Mais des gamins comme Gabriel, ils alpaguent la terre entière. Et si j’entends bien la peur de la raclée à la maison, j’ai tout de même plus de mal avec la malhonnêteté qui préside à ces récriminations. Gabriel est un élève étrange, ceci dit. Nous aurons peut-être une petite discussion, demain.
Jeudi 12 décembre
Le froid me cueille et me tient serrée dans sa poigne glacée toute la matinée. Vers midi, le ciel s’entrouvre et de la faille qui s’élargit coulent des rayons d’ambre pâle, veiné de bleu. Nuque et épaules se dénouent, un peu, je sors de mon sarcophage. Les 5D tentent de le regagner, eux, qui piaulent dès que j’ouvre un rideau et que la lumière les épingle sur leurs bureaux.
Ce fut une excellente journée. J’ai appris aux Premières à prendre des notes, et c’est avec un grand sérieux qu’ils me les ont relues pour vérifier qu’ils avaient tout et que ça avait du sens. J’ai discuté un quart d’heure avec Rebecca ensuite, pour démêler l’écheveau de doute, d’échec et de frustration qu’a tressé en elle la très mauvaise note obtenue à l’oral blanc. Une collègue, en début d’année, m’avait dit de cette élève qu’elle pouvait être une sacrée peste ; je n’ai jamais été confrontée à cet aspect de sa personnalité et j’en profite pour me souvenir : toujours, toujours, repartir de zéro. Dans l’humain il n’y a rien d’immuable, et trop de paramètres.
D’ailleurs, Gabriel est adorable, comme hier, et toute la 5D incroyablement zen. En 5A en revanche, je fais pleurer Emma, sans l’avoir voulu bien sûr, parce que j’ai choisi de privilégier aujourd’hui la spontanéité et la familiarité que j’aime entretenir, surtout avec les petits, et que ce n’était pas pour elle, et qu’elle l’a donc envisagé contre elle. Je crois qu’elle a compris quand je lui ai expliqué qu’on avait voulu rire avec elle et pas d’elle, elle a même accepté de sourire, mais je dois me rappeler de la blessure infligée, et du fait qu’elle l’a sans doute enfouie en partie, pour me faire plaisir, pour ne pas faire durer ce moment pénible. Elle a eu mal parce qu’il y avait du vrai dans ce que j’ai proféré si légèrement, je pense, même si elle affirme le contraire. J’ai été bête. Je dois me souvenir de panser cette plaie qui témoigne en plus d’une fragilité que je n’avais pas décelée alors que j’aurais dû. Je ne vois que les évidences qui me confortent.
En BTS, les exposés ont débuté avec Placido qui s’est porté volontaire et à qui j’octroie le privilège du bénévole : désigner le suivant. Il pointe Sidibe, qui propose Gwendal (qui refuse) alors ce sera Issouf puis Rose. Que des Blacks, en somme, d’où qu’ils viennent ils se sont constitué en phalange sans pour autant s’exclure – d’ailleurs Gwendal est Français de souche, si je ne m’abuse. Il y a dans cette classe une camaraderie qui, sans être encore amitié, me frappe. Ils et elles se sont reconnus. Mattéo y contribue grandement, lui qui, avec une nonchalance un poil facétieuse, s’adresse à tout le monde, y compris moi, sur le même ton mi-sérieux mi-amusé. Son exposé portera sur l’exploitation du nickel en Nouvelle-Calédonie, d’où il vient. C’est le seul à avoir eu ce réflexe, de se saisir d’un sujet qu’il connaissait parce que lui appartenant en propre – avec peut-être Anaïs et Rafaël. J’ai hâte de les entendre.
Demain, je commence avec les Premières la lecture de Delphine et Hippolyte, les femmes damnées de Baudelaire. Combien auront écouté cette version comme je le leur ai conseillé ? Pas beaucoup, sans doute. Moi elle me portera, en tout cas, du moins je l’espère – j’avais leur âge quand elle est parue, et je me revois agenouillée, scarifiée et pantelante (« fuyez l’Infini que vous portez en vous ») – car en de rares moments la littérature peut ouvrir des abîmes, et je refuse de croire qu’ils soient verrouillés pour certains.
Au début d’un voyage scolaire qui nous emmenait je ne sais où, Julia et moi avons collé des écouteurs dans les oreilles de notre prof de Français, et je ne sais si elle a aimé, mais je suis certaine que puisqu’elle nous enseignait Baudelaire et ses poèmes censurés, elle n’a pu que verser quelques unes de ces larmes qui coulent à l’intérieur devant une telle ferveur. Et c’est aussi parce qu’elle et quelques autres m’ont un jour offert cette clef vers la beauté pure que je me tiens à mon tour sur ce chemin, car un tel don ne peut être enterré avec soi.
4 commentaires
Magnifique, Saez (toujours), je ne connaissais pas
N’est-ce pas… Vraiment, je ne m’en suis jamais remise :)
Je suis vraiment étonnée dans le très bon sens du terme de l’attention que tu portes à chaque élève, et pas seulement sur l’aspect studieux mais sur l’aspect personnel, sensible, presque intime…
Merci pour le lien de Baudelaire par Saez, je ne connaissais pas
Merci ♥
Je suis devenue prof, en partie, je crois, en souvenir de la collégienne que j’étais, et de ce que j’ai souffert à cet âge. Je ne suis pas sûre de pouvoir faire grand-chose, mais c’est primordial pour moi de faire en sorte que pour les élèves la classe soit un endroit où ils se sentent en sécurité.
Et je suis très contente de propager cette version de Saez ;)