Fils de détente
Aujourd’hui j’évoque des triggers, alors en voici, des triggers warnings : anxiété, agonie, coma, attentats. En espérant n’avoir rien oublié. Y’a aussi beaucoup d’espoir, et de joie d’être là pour vous en parler et pour… les vivre.
Mercredi 8 septembre 2021
Ce matin, deux événements presque concomitants m’ont donné envie d’écrire à nouveau sur des sujets que j’ai déjà abordés, notamment ici. Le premier : un orage époustouflant.
Malgré le stress de la route, j’étais terriblement heureuse de m’être levée si tôt et de pouvoir assister à ce spectacle. Voir de tels éclairs strier le ciel avec une netteté impeccable m’a ébranlée jusqu’à l’os et les larmes me sont montées aux yeux.
Je mentirais, si je taisais que je suis fière d’éprouver des émotions aussi intenses, parce que je les estime bien légitimes et que c’est plutôt leur éventuelle absence chez mes contemporains qui m’attriste et suscite mon incompréhension. Toutefois, eh bien… Je trouve qu’elles sont difficiles à concilier avec le quotidien.
Parce que, deuxième événement : aujourd’hui s’ouvrait le « procès du 13 novembre » (on dirait que c’est le 13 novembre, l’accusé.)
J’avais d’abord placé le mot événement entre guillemets, non que les attentats n’en soient pas un, mais qu’ils ne devraient pas en être un pour moi. Or… C’est un trigger. Gâchette, détente, me disent les dictionnaires, et c’est sans doute parce que j’ai trop fréquenté l’anglais ces derniers temps que je ne parviens pas à trouver de terme français qui m’évoque exactement ça.
Autant je ne vois pas d’inconvénient à (dé)clamer la beauté des orages, autant j’estime déplacé, voire indécent, d’exprimer à quel point ces attentats m’ont bouleversée. Je sais que ce que je ressens n’arrivera jamais à la cheville de ce que traversent les victimes. Ça contribue à mon mal-être.
Parce que ça ne m’empêche pas d’avoir mal. Parce que ça fait partie de ces chausse-trappes qui me renvoient six ans en arrière – en l’occurrence. J’entends « Bataclan » et mon cerveau fait gicler Angoisse dans mes poignets. Un. Deux. Trois. Inspire, retiens, expire. Ça fonctionne comme un traumatisme sans en être un. C’en est un, et il ne devrait pas exister.
Je n’ai pas peur. Enfin si, à l’époque j’avais peur, mais bref. Je ne suis pas restée couchée pendant deux heures dans un tas de cadavres, je n’ai pas traversé de faux plafond pour fuir deux malades armés de mitraillettes, je n’ai pas perdu mon gosse ni mon mari ni ma sœur. Pourtant, rien que de penser que des gens, eux, l’ont vécu, eux, le vivent, eux, en crèvent encore… Ça me coupe les jambes.
Et tout se mélange. Août 2015, je rentre d’Italie, je suis sur la route pour passer une semaine dans la maison de Mamie, décédée en 2013. Nous sommes à l’hôtel, il est tard, presque minuit je pense. Mon père m’appelle, ça ne peut pas être normal. « Ta mère est dans le coma », me dit-il. « Mais ne t’inquiète pas, ça ne vaut pas le coup de rentrer. »
Je me souviendrai toute ma vie – du moins je l’espère comme je l’appréhende – du regard de ma mère quand je suis allée lui rendre visite à l’hôpital. J’ai dit à mon père « Tu vois pas qu’elle voulait pas se réveiller ? » et il tombait des nues. Je sais pas si je préférerais qu’il ait eu raison. Ensuite, il y a eu le 13 novembre.
C’était comme si tout ne cessait de s’effondrer. J’ai regardé en boucle les images filmées dans la ruelle derrière le Bataclan, en sachant très bien combien c’était malsain, en m’efforçant de comprendre que les larmes que je versais l’étaient pour de vrai, que c’était pas un putain de film, et c’est pour ça que je continuais de regarder, je voulais pas, ne pouvais pas y croire, parce que ça pouvait pas arriver, tout simplement. Tu sais, comme beaucoup de gens de mon âge, la première fois que j’ai éprouvé quelque chose de similaire, c’était en 2001. Mais sur les images du 11 septembre, t’as beau savoir qu’il y a des gens dans les tours, tu les vois pas. Derrière le Bataclan, il y avait des gens qui sortaient en courant. Derrière la caméra, il y avait quelqu’un qui tremblait. Dans Paris, il y avait des gens que je connaissais. J’ai écrit à Julia, cette année-là.
Et maman ne sortait plus de son lit. Maman agonisait avec son chat roulé en boule sur ses pieds. Maman souriait à Noël, alors qu’elle avait tenu deux heures avachie dans son fauteuil roulant avant de s’effondrer. Et comme après le 13 novembre, on a continué de faire semblant que c’était normal, on a continué de faire comme si tout allait bien.
Les jours sont constellés de ces micro-événements susceptibles de ramener à la surface des souvenirs enfouis et la réaction traumatique qui va avec, ou des émotions dont la puissance me prend parfois par surprise. Je dois alors gérer à la fois les conséquences et la culpabilité qu’elles engendrent.
Pour prendre un autre exemple, aujourd’hui (on est le lendemain de l’orage) j’ai écouté un reportage sur les bidonvilles rom d’Aubervilliers. Ben là aussi, j’avais les larmes aux yeux, et je me sentais un peu con. D’une part parce que, euh, moi ça va ma vie est cool par rapport à celle des gens qui étaient interviewés, et d’autre part parce que je me suis sentie assommée par ma tristesse, genre vraiment déprimée, et que cinq minutes plus tard j’allais donner un cours de latin.
Ces émotions, qu’elles soient positives ou négatives, me paraissent parfois très difficiles à surmonter. Quand je roulais sous l’orage, j’étais putain d’heureuse d’être en vie, et ça ne collait pas du tout avec la vie quotidienne. C’est pas tellement les gosses qui me posent problème – pas qu’ils soient plus ouverts, mais à eux tu peux dire « l’orage était sublime » et ils voient pas tout ce que tu caches derrière cette simple phrase. Les adultes, ce qui me fout en boule, c’est qu’ils le voient pas non plus, ou qu’ils estiment normal de l’étouffer. Ce qu’ils estiment normal, c’est de râler sur des trucs vraiment cons auxquels ils ne comprennent rien (« ils veulent refaire la salle des profs… Pff, je vois vraiment pas comment on pourrait changer quoi que ce soit dans cette pièce. » Bah, je sais pas, demande à un professionnel !! Nan mais t’as raison, si tu vois pas, c’est que ça existe pas.)
Inspire. Retiens. Expire. Je pars très en avance alors j’ai eu le temps de finir mon café en regardant la pluie ruisseler sur le pare-brise. J’ai eu le temps de me rappeler qu’hier, y’avait quelqu’un qui écoutait une radio punk beaucoup trop fort et que j’étais trop contente d’entendre ça alors que je somnolais dans ma caisse.
Mais il demeure toujours un sentiment d’absurdité, que j’ai beaucoup de mal à surmonter. Et une incompréhension, tenace et usante. Je pense que je ne devrais pas me cacher, que je peux faire de ces émotions un moteur et l’amorce d’une conversation, mais il me semble tout de même que pour cela il faudrait un minimum d’accroche avec mon interlocuteur. Ça peut être dit spontanément, mais pas à quelqu’un dont les premiers mots expriment des préoccupations aux antipodes des miennes. L’année dernière, une collègue m’a sciée et par conséquent fait beaucoup de bien en me disant, après avoir inspiré les premières taffes de sa cigarette et s’être contentée de me saluer – comme tout humain normalement constitué à 7h50 du mat’ alors qu’il fait encore nuit – : « putain t’as vu, encore un féminicide. » Je m’étais sentie connectée avec cette nana, parce que ça l’avait bouleversée et qu’elle l’avait exprimé, tout simplement. Et, je sais pas, je nous ai senties soulagées, de partir au taf en sachant que quelque chose de plus grand que nous nous avait liées parce que ça nous préoccupait plus que les conneries quotidiennes.
Cette année, je me sens hyper seule. Pas malheureuse – aucune raison de t’inquiéter, donc :) Les élèves sont super chouettes et j’ai de toute évidence fait une entrée réussie auprès de ceux dont je suis la prof principale, leurs parents confirment. Y’a bien Antoine, c’est sa première année en tant qu’enseignant, alors à lui je peux confier combien les profs m’agacent. Mais je sens bien que mes larmes, je peux les ravaler, et c’est d’autant plus dur que Ubik vit assez mal ma rentrée, parce que je ne fais pas autant de tâches ménagères que je le devrais et qu’il a l’impression de faire tenir la baraque debout tout seul. Mais j’y arrive pas ! Je me lève à 6h et je rentre à 17h30, 19h30-20h quand réunion parents-profs, rentrée oblige. Pour l’introvertie hyper-émotive que je suis, c’est épuisant. Et on repart sur la complainte fatigue-culpabilité…
Je vois tout de même une différence avec l’an dernier, qui était pourtant beaucoup plus chill : je ne me braque pas. J’entends pas vraiment par là (pas du tout) que je ne m’énerve pas, mais plutôt que je ne résiste plus. Ni à moi-même, ce qui est, somme toute, facile, ni… au reste. L’année dernière, je n’ai pas vu septembre passer parce que je me suis crispée. Je voulais que ça finisse. Mais ça finit pas plus vite de le vouloir, alors je me suis mise en mode… une seconde après l’autre.
Le lycée ne m’y aide pas parce que j’y rencontre des ados, et j’ai beau m’efforcer de les laisser vivre leur vie, c’est difficile de ne pas y projeter des souvenirs et en l’occurrence, ils sont intenses – tu sais parfaitement de quoi je parle. J’étais tellement contente de recroiser André et Lou, devenus jeunes adultes ! Quant à Louise, en seconde C, elle ressemble tellement à Mylène… C’est très étrange pour moi de l’approcher. Je ne crois pas qu’elles aient grand-chose en commun, mais physiquement, c’est comme si je réécrivais notre histoire en apprivoisant cette ado à la crinière à peine domptée dont la lassitude peine à ternir le beau regard.
mercredi 15 septembre 2021
Eliness me disait, commentant l’avant-dernier billet : « double toujours le temps que tu estimes pour un projet. » Hum :D Je vais donc, euh… suivre son conseil, voilà. Et essayer de conclure celui-ci avant de passer à trois semaines de pré-publication…
Les triggers me rappellent toujours, d’une façon ou d’une autre, que je suis en vie. Sur France Culture, j’ai entendu une jeune femme raconter son Bataclan. Comment elle a appliqué sa formation d’apnéiste pour ne pas se faire remarquer et donc pourquoi elle est aujourd’hui incapable de pratiquer la plongée. J’ai pleuré. J’ai aussi pleuré quand Stéphane Ravacley a raconté à Philippe Bertrand l’évidence qui l’avait saisi au moment d’entamer une grève de la faim pour soutenir son jeune employé contraint à quitter le territoire (j’étais très fière parce que j’avais signé cette pétition. On a clairement les vanités qu’on peut.) J’ai pleuré pour la fille silencieuse au regard vide à l’aéroport, celle dont la mère venait d’être assassinée par les Talibans. J’ai souri quand le mec de ce matin a expliqué que les jeunes, certes très abstentionnistes, s’impliquaient dans les assos. J’ai rayonné intérieurement quand Sarah m’a demandé : « madame, dans mon récit, puis-je écrire que la princesse tue le chevalier et épouse la reine ? » Ma sensibilité, mes cicatrices, mes espoirs échevelés, je peux certainement en faire quelque chose. Je sais pas toujours trop quoi et souvent ils me donnent envie de me pelotonner au fond de mon canapé. Souvent, j’ai envie de les balancer à la gueule des gens qui de toute évidence, ne comprennent RIEN. Et puis…
Et puis je sais pas ce que les gens comprennent, en vrai. Alors autant… Être moi ? Voir ce que ça donne ?