Handicap et inclusion
Ce ne sera pas l’article le plus réjouissant du mois, mais j’avais besoin de revenir sur le sujet.
Quand j’ai publié mon premier billet sur le handicap et l’inclusion, une personne que je ne nommerai pas a jugé pertinent de m’expliquer qu’elle me retirait de sa blogroll, parce que, animée de ses convictions féministes intersectionnelles, elle ne pouvait souffrir de relayer un discours tel que le mien. L’eau a coulé sous les ponts et si la rage ne m’a pas quittée, j’ai eu le temps de réfléchir à ses racines et à ses implications.
Pour faire un bref rappel, j’avais exposé le cas d’un élève du collège où je travaillais alors, décrit tant son handicap que les solutions que nous avions tenté d’apporter, pour conclure à l’impossibilité de scolariser cet enfant avec les autres.
Cette fois-ci, je vais essayer à la fois de poser des mots plus personnels sur la question, et d’expliciter un raisonnement auquel il manquait sans doute des étapes la dernière fois.
Pourquoi ai-je été si farouchement blessée ?
Pour deux raisons : la première, c’est que je ne fréquentais pas le handicap de loin. Permettez-moi une mise en contexte – elle implique un peu de racontage de vie. Ma mère est tombée malade quand j’avais trois ans. Si je n’ai évidemment aucun souvenir des prémices, je me souviens en revanche l’avoir vu se déplacer avec de plus en plus de difficulté. D’abord traînant la patte, puis s’appuyant sur un déambulateur, puis ne se déplaçant plus qu’assise dans son fauteuil roulant, enfin se résignant à ne plus conduire. Et ça, ce n’est que la façade, celle que tout le monde voyait, celle qui faisait dire à mes camarades « oh, ça va, c’est pas si grave ! » Tu vois, le « validisme », bien que je haïsse ce mot (et j’y reviendrai), je connais. Parce que tandis que ma mère perdait sa faculté de marcher, elle perdait aussi tout le reste : d’abord, ses bras et ses mains ne fonctionnaient plus non plus. C’est pour ça qu’elle a dû arrêter de conduire. C’est pour ça qu’à la fin elle ne se nourrissait plus seule. Ensuite, quand je dis que plus RIEN ne fonctionnait, je sous-entends – et je comprends que personne n’ait envie d’en entendre parler – qu’elle était incontinente, perdait l’usage des mots, raisonnait mal et ne se souvenait plus de certaines choses. Ça a été, pour l’enfant, l’adolescente et même l’adulte que j’ai été, un cauchemar. Un traumatisme qui irrigue encore toute ma personnalité. C’est pourquoi j’estime très déplacé, pour parler poliment, que quiconque s’arroge le droit de venir me donner des leçons sur la manière dont je devrais ressentir et dire mon expérience du handicap, même si je n’en suis pas la victime directe.
La seconde raison, c’est qu’à ma connaissance, que je fonde sur les publications de la personne m’ayant tenu les propos susmentionnés, cette dernière n’a pas travaillé avec des personnes handicapées. Son intérêt et sa sensibilité pour le sujet sont tout à son honneur. Mais je ne peux admettre qu’une personne dont le métier n’a rien à voir avec le mien, et qui n’a par ailleurs aucune solution à me proposer, vienne me dire que mes propos la dérangent. C’est bien, que tu sois dérangé(e). Ça prouve que le sujet est complexe et important. Mais si militer, c’est critiquer sans égards pour le travail accompli par des gens qui, eux, sont confrontés au sujet qui te tient à cœur, alors je n’en vois pas l’intérêt.
Maintenant, il me faut expliciter pourquoi les concepts d’inclusion à tout prix et de validisme me tapent sur le système.
« Le handicap », ça ne veut rien dire.
Mon expérience, qu’elle soit personnelle ou professionnelle, m’enjoint en effet à penser que la notion de handicap recouvre des réalités trop diverses pour être résumées. Il n’y a aucun point commun entre une personne dyslexique, une personne sourde, une personne tétraplégique ou une personne atteinte de trisomie 21. Aucun. Alors c’est bien beau de parler d’inclusion, mais encore faudrait-il définir un protocole pour CHACUN de ces handicaps, tout en gardant à l’esprit que chaque individu est différent, que deux autistes ne sont pas identiques du simple fait qu’ils partagent un trouble, et qu’une personne atteinte de la sclérose en plaques peut garder espoir tandis qu’une autre peut vouloir se retirer du monde.
Je suis persuadée que nous devrions essayer de définir un protocole pour chacun de ces handicaps, qui tiendrait compte de chaque individu. Je tiens simplement à souligner que cela ne va pas de soi ! Quand cette personne est venue me trouver pour me dire les choses qu’elle m’a dites, une grande partie de ma colère est née du fait que sa théorie de l’inclusion se résumait à « il faut le faire et si tu as échoué et que tu en parles, je ne veux plus rien à voir à faire avec toi. »
Nous professionnels, faisons de notre mieux
Ça me fout en boule que des gens partent du principe que si les choses n’évoluent pas dans le sens qu’ils espéraient, c’est parce que la société elle est mal faite et que les gens c’est trop des cons. La multiplicité des maux dont nous humains pouvons être victimes implique que, pour être correctement accompagné, il faudrait que l’ensemble des gens que nous sommes amenés à rencontrer y soient formés. Mais comment ? Comment puis-je être formée à la fois à la compréhension des troubles autistiques, à l’accompagnement des déficiences intellectuelles, à la gestion de l’hyperactivité, etc. ?
Je suis prof principale pour la quatrième fois. Est-ce que, vous qui me jugez non inclusive, vous avez une idée du nombre de dossiers médicaux que j’ai lus ? Du nombre de rencontres avec les parents, de réunions professionnelles auxquelles j’ai assisté ? Est-ce que vous vous rendez compte du travail et de la veille que ça représente, quand vos seules revendications sont « c’est quand même pas normal que tous les enfants n’aillent pas dans la même école » ? Et je me permets de dire ça parce que vous n’êtes même pas concernés !
Je fais de mon mieux. Mes collègues aussi. Nous nous tenons au courant des découvertes en neurosciences. Nous lisons les dossiers consacrés à la dyslexie. Nous adaptons nos cours à ce que nous espérons le plus grand nombre, en multipliant les supports et les méthodes d’enseignement. Nous fournissons des traces écrites, nous imprimons des A3 en arial 14 interligne 1.5, nous notons les dictées selon trois barèmes différents. Je me suis enregistrée pour que certains de mes cours soient accessibles en version audio !
Et je ne parle là que de mon métier. L’an dernier, une de mes élèves en BTS a fait son stage avec le monsieur qui nous a vendu, à Ubik et moi, le terrain qui complète désormais notre jardin. Ce monsieur, victime d’une erreur médicale, est hémiplégique. Il dirige une association qui recense les commerces accessibles aux personnes « à mobilité réduite » (maman, sors de ce corps, cet euphémisme m’éneeeerve :)) Il noue des partenariats avec lesdits commerces, offrant des réductions aux handicapés qui y font leurs achats. J’ai beaucoup discuté avec lui, et il me confirmait que dans Guingamp par exemple, les commerçants du centre ville ne pouvaient pas rendre leur boutique accessible, tout simplement parce que nous sommes en centre ancien, zone MH (monuments historiques.) Si on veut installer une rampe, il faut tout casser : les magasins ne sont pas assez profonds ! Une rampe pour fauteuil, c’est pas un tour de passe-passe… L’angle étant évidemment régulé, il faut une certaine longueur.
C’est pas pour autant que les commerçants sont des connards, ni les MH, d’ailleurs. Toi, là, qui veux rendre tout accessible, t’as réfléchi à savoir si t’étais d’accord pour faire sauter les centres historiques ?
Les gens ne sont pas « validistes », ils ne savent pas, c’est tout.
Et c’est normal. Parce que l’esprit humain est ainsi fait qu’on n’a pas trop envie d’envisager que quoi que ce soit puisse nous arriver. On n’y croit pas, en fait. La personne qui m’a écrit (excusez-moi : je ne l’ai pas citée parce que je ne suis pas dans une démarche vindicative, mais elle demeure à l’origine de ce billet) a écrit des pages angoissées parce qu’elle s’était cassé le bras. Moi aussi, je l’aurais mal vécu ! Moi aussi, ça m’aurait arraché des larmes de rage et de douleur… Mais, soyons honnêtes, ça n’a rien à voir avec un handicap définitif. C’est pourquoi je pense que la pédagogie est essentielle à chaque combat, même si c’est fatiguant, même si c’est rageant. Si toi t’as eu une épiphanie en réalisant ce que le handicap pouvait avoir de frustrant – en plus de tout le reste -, pourquoi en serait-il autrement pour autrui ?
Par ailleurs, on s’escrime à faire rentrer les gens dans les cases de la normalité. Ça, je l’avais abordé dans le précédent billet. En France, on part du principe que pour avoir droit au respect, on doit être identiques. C’est aux fondations de tous nos discours. Et je suis désolée, mais je ne suis pas d’accord. Une personne handicapée et moi, non seulement on n’est pas pareilles mais en plus on n’est pas égales dans les faits. On l’est en droit, évidemment. Mais je ne vois pas pourquoi, pour faire accepter ce dernier point, il faudrait partir du principe qu’on est les mêmes. Être handicapé, ce n’est pas normal, au sens où ce n’est pas la norme. Pour moi, tout l’enjeu, c’est de faire admettre que c’est pas parce que tu t’écartes de la norme, volontairement ou pas, que t’as pas le droit au respect.
Mes camarades de classe ne savaient pas que ma mère se pissait dessus. Il fallait le cacher, évidemment. Le handicap, la maladie, la différence, ça doit rester propre et acceptable. C’est pourquoi ils ne comprenaient pas ma haine ni mon désespoir, et je ne peux pas les en blâmer. Il serait peut-être temps d’admettre que la vie, c’est souvent dégueulasse. Il serait, peut-être, temps d’admettre que ce qui nous met mal à l’aise est… normal, pas au sens où la société l’entend, mais au sens où la vie induit bien souvent de ces disfonctionnements.
Intersectionnalité et fractures
Si le mot de « validisme » me met si mal à l’aise, c’est parce qu’il est dans mon expérience lié à la notion d’intersectionnalité, qui, sous des dehors aussi idéalistes qu’idéaux, me semble non seulement permettre des raccourcis – opérés par des gens qui ne représentent aucune des minorités concernées – mais également aboutir à un étiquetage des humains. J’avais aussi soulevé ce point la dernière fois : ma mère ne se serait – ne s’est jamais – reconnue dans les combats menés en son nom tant par les « valides » que par les « handicapés. » Ma mère avait quitté le navire. Elle en avait le droit. Elle était épuisée, pas d’essayer de s’intégrer, mais de survivre. D’où mon idée que deux handicaps ne sont pas, ne seront jamais, comparables.
L’intersectionnalité brandie à bout de bras met des étiquettes sur tout et aboutit à l’inverse de ce qu’elle essaie de faire : elle fragmente et sépare. Elle est belle, cette idée de mettre en lumière toutes les dominations, toutes les discriminations ! Elle est belle, cette convergence des luttes. Elle est lucide, cette idée selon laquelle des gens cumulent les discriminations. Femme, handicapée, noire, lesbienne… On peut être tout cela à la fois. À cet égard, j’ai été éclairée par ce très bon article de Libé. Je ne remets pas en cause le concept.
Je suis toutefois persuadée qu’il est le plus souvent brandi par des gens qui ne cumulent pas les luttes ; ils se sentent seulement émus et l’exemple de ma mère me fait penser qu’on ferait mieux de laisser parler les gens concernés. D’autre part, je suis atterrée de constater que, peut-être las d’avoir été pointés du doigt, les gens qui soutiennent cette lutte semblent désormais user des mêmes expédients que leurs contradicteurs. Comment peut-on accepter de vivre dans une société qui accuse littéralement quelqu’un d’être « cisgenre et hétéro » ? Quand est-ce que c’est devenu normal d’étiqueter les gens selon leur couleur de peau ou leur orientation sexuelle ?
Pour en revenir à mon sujet initial, ce terme de « validisme », je le trouve dégueulasse parce qu’il implique une présomption de culpabilité quand il est utilisé par des gens qui sont eux-mêmes valides. Je ne dis pas que le validisme n’existe pas, mais j’aimerais que le mot ne soit manié que par les personnes concernées pour décrire ce qu’elles vivent.
Laissons parler les gens concernés, d’accord ?
Pour ma part, j’ai l’impression que la société évolue dans le bon sens sur la question des handicaps – et tout le mérite en revient aux associations et aux personnes concernées qui sortent de plus en plus du silence pour expliquer ce qu’elles vivent et ressentent au quotidien. Quand j’étais gamine, il n’était pas rare que ma mère se prenne des moqueries de la part des gamins, et les regards étaient souvent appuyés. C’était nettement moins le cas dans les années qui ont suivi.
Le problème, même si ça ne devrait pas en être un, c’est que ça donne l’impression à des gens comme mon interlocutrice qu’ils ont leur mot à dire. Comme ça devient un vrai sujet, tout le monde peut s’en emparer et formuler une opinion. Or, de mon point de vue, sur un sujet de société, soit tu gardes ton avis privé, soit tu proposes des solutions. C’est très facile de dire que les choses devraient être comme ci ou comme ça, ça l’est encore plus quand toi-même tu n’es pas concerné. Quand tu enseigneras dans une classe composée de personnes touchées par tous les handicaps possibles, quand tu auras toi-même travaillé avec des gens handicapés avec qui tu auras déterminé selon quelles modalités cela pourrait se faire, alors tu pourras sans gêne venir me donner des leçons. Ça ne serait pas très efficace, mais j’y verrais une certaine légitimité. Le mieux serait encore de venir me dire « eh, perso je fais les choses comme ça » ou bien « avec machin qui est atteint de tel trouble, nous avons mis ça en place et ça fonctionne ! » Ça serait plus utile, non ?
5 commentaires
Perso je suis un peu perdue niveau vocabulaire militant probablement parce que je ne suis pas impliquée dans le militantisme. En revanche, des mots provenant du militantisme m’ont été utiles pour formuler des choses et nourrir la réflexion. Par exemple, le validisme est un mot pour décrire une attitude volontairement ou non, consciemment ou non, discriminatoire envers les handicapés, enfin c’est comme ça que je le comprends. Et je trouve ça important d’avoir un mot pour ça. Après, il faut faire attention aux mots qu’on utilise et dans quel contexte… Et parfois on l’utilise probablement à mauvais escient ou de façon trop « facile », qui permet peut-être effectivement, là encore consciemment ou pas, de décomplexifier un problème. Je pense que la personne dont tu parles (enfin je sais pas si elle a utilisé le mot), a agi trop vite, sûre de son bon droit, peut-être habituée à répondre à des gens qui ne veulent pas se pencher sur le problème. Peut-être qu’on a aussi tendance à présumer trop vite que les autres ne font pas d’effort. À être trop sur la défensive.
Pour l’accessibilité malgré tout je vois qu’avec les années beaucoup de choses ont été faites, c’est absolument incomparable avec l’époque où maman a commencé à être malade. J’ai des souvenirs traumatisants de cette époque alors c’est quelque chose qui a tendance justement à me mettre sur la défensive.
Mais bon tu as raison, l’idée c’est de laisser parler les personnes concernées et d’essayer de faire preuve d’un peu de modestie dans ses opinions. Y a des vraies luttes à mener et il ne faudrait pas que ce soit éclipsé par des crêpages de chignon sur des termes ou des idéologies. Il vaut sans doute mieux doser un peu plus de pragmatisme dans son discours.
Cela dit c’est vrai que sur l’organisation de la société, il y a sans doute un problème d’idéologie aussi qui cause des problèmes, je suis assez d’accord sur cet aspect « identique ». Je pense que chez nous elle dérive du concept d’égalité, qui est peut-être plus flou à appréhender et surtout à faire appliquer, quand tout le monde est différent. Et pourtant, nier la différence, c’est créer de l’inégalité… Notamment en minimisant les expériences des autres, c’est un discours de domination. Si on te répond « tu exagères » ou « c’est pas si grave », on t’invisibilise et on efface ta parole, c’est ça le plus grave je pense. Et c’est là où il faut sans trêve expliquer. Dans ce sens j’admire beaucoup les militants, car certains passent leur temps à faire comme tu dis de la pédagogie. Perso j’aime écrire des histoires où au lieu d’exposer un point de vue argumenter, je raconte des vécus, et des fois oui j’espère que quelqu’un se dire ‘ah, je m’étais pas imaginé que c’était comme ça’ (et je suis contente car c’est déjà arrivé ;)
Enfin voilà :) Bon courage et continue à faire du bon travail :)
C’est rarement très pertinent de procéder comme ça, mais je vais répondre point par point ;)
Perso je suis un peu perdue niveau vocabulaire militant probablement parce que je ne suis pas impliquée dans le militantisme. En revanche, des mots provenant du militantisme m’ont été utiles pour formuler des choses et nourrir la réflexion. Par exemple, le validisme est un mot pour décrire une attitude volontairement ou non, consciemment ou non, discriminatoire envers les handicapés, enfin c’est comme ça que je le comprends. Et je trouve ça important d’avoir un mot pour ça.
Franchement, je n’ai rien à redire à ça. J’en fais un élément de réponse uniquement pour réaffirmer que je n’ai rien à y redire :) Les mots du militantisme permettent de mettre en lumière des idées, des phénomènes, qui par définition ne peuvent exister s’ils ne sont nommés. C’est quand même le pouvoir majeur des mots, c’est pas moi qui vais le renier ! :)
Je pense seulement que cette subtilité que tu apportes, « volontairement ou non, consciemment ou non », est hyper importante. Ça sert à rien de brusquer quelqu’un qui n’avait même pas réalisé ce qu’il disait. Une personne concernée peut le faire, parce qu’elle a bien le droit d’en avoir marre. Mais pas quelqu’un dont c’est le cheval de bataille par projection. L’autre jour, un collègue, cinquante-cinquante-cinq ans, très gentil (c’est un des seuls qui se soucie de me faire la conversation, sans doute parce qu’on se connaît de Stella), me dit : « quand même, une jolie fille comme toi, fumer, c’est nul… » Et j’en ai beaucoup parlé depuis parce que, sans déc’, c’est tellement… déplacé ? Macho ? Paternaliste ? N’empêche que ça venait avec les meilleures intentions du monde. Sans filtre, sans conscience. Et j’ai pas eu le cœur de lui en faire la remarque. Dans un autre contexte, peut-être. Certainement pas sur le moment.
Je pense que la personne dont tu parles (enfin je sais pas si elle a utilisé le mot), a agi trop vite, sûre de son bon droit, peut-être habituée à répondre à des gens qui ne veulent pas se pencher sur le problème. Peut-être qu’on a aussi tendance à présumer trop vite que les autres ne font pas d’effort.
Ça m’étonne presque que tu proposes cette analyse, quand bien même elle est plus bienveillante et donc nécessaire que la mienne :) Tu l’avais lu, ce billet !
Pour l’accessibilité malgré tout je vois qu’avec les années beaucoup de choses ont été faites, c’est absolument incomparable avec l’époque où maman a commencé à être malade. J’ai des souvenirs traumatisants de cette époque alors c’est quelque chose qui a tendance justement à me mettre sur la défensive.
Je comprends totalement. Tu sais à quel point je peux être agressive quand on me parle d’elle. Le problème, c’est toujours l’origine de ce billet : je pense que j’avais toutes les raisons d’être sur la défensive, tandis que cette personne ne savait même pas de quoi elle parlait. C’est un peu tout le fond du truc, et peut-être que j’ai tort, mais je ne parviens pas à autoriser qui que ce soit à me critiquer sur cette question. Me conseiller, oui. Mais me dire que je ne devrais pas ressentir ce que je ressens… Ça rejoint ce dont tu parles plus bas.
Cela dit c’est vrai que sur l’organisation de la société, il y a sans doute un problème d’idéologie aussi qui cause des problèmes, je suis assez d’accord sur cet aspect “identique”. Je pense que chez nous elle dérive du concept d’égalité, qui est peut-être plus flou à appréhender et surtout à faire appliquer, quand tout le monde est différent. Et pourtant, nier la différence, c’est créer de l’inégalité… Notamment en minimisant les expériences des autres, c’est un discours de domination. Si on te répond “tu exagères” ou “c’est pas si grave”, on t’invisibilise et on efface ta parole, c’est ça le plus grave je pense.
Je suis ô combien d’accord, d’où ma colère.
Et c’est là où il faut sans trêve expliquer. Dans ce sens j’admire beaucoup les militants, car certains passent leur temps à faire comme tu dis de la pédagogie. Perso j’aime écrire des histoires où au lieu d’exposer un point de vue argumenter, je raconte des vécus, et des fois oui j’espère que quelqu’un se dire ‘ah, je m’étais pas imaginé que c’était comme ça’ (et je suis contente car c’est déjà arrivé ;)
J’espère arriver à ce résultat un jour, c’est ce qui justifie en partie que je raconte ma vie – et des histoires :)
Bonjour,
Je pense souvent à votre texte parce qu’il illustre bien, à mon avis, les effets de la diffusion et de l’appropriation de concepts comme le genre, l’intersectionnalité, le validisme, qui sont utilisés à des fins militantes sans que leurs sens et les implications de leurs usages aient été bien compris. Je ressens aussi les effets de la dématérialisation des conversations par le truchement d’internet. On s’adresse de manière familière à des interlocuteurs dont on ne connaît pas la vie, on les juge sans même s’en rendre compte et sans volonté consciente ou affichée de blesser. L’absence de face à face, la disparition de nos corps concentre tout l’échange sur les mots, le ton. Il est très difficile d’introduire des nuances — sauf à maîtriser la langue et peser chaque phrase. Or, nous n’en avons pas toujours les compétences ou le temps. Souvent, je m’abstiens de commenter pour ces raisons, par crainte d’être maladroite ou d’être à côté de la plaque.
Grâce à mes activités scientifiques, j’ai eu le temps d’observer la pénétration de ces concepts dans les discours et l’espace public. En 2000, les chercheurs et chercheuses français.e.s féministes en sciences sociales interrogeaient la pertinence du concept de genre. Vingt ans plus tard, tout le monde ou presque sur internet s’en saisit. Loin de moi l’idée de m’en affliger, j’ai contribué à l’enseigner et à exposer les problématiques et enjeux qu’il soulève — et sans doute avec mes propres limites intellectuelles et pédagogiques ;-). Je reconnais que ces catégories d’analyses sont parfois davantage utilisées à des fins moralisatrices ou disqualifiantes, séparent les gens, les étiquettent plutôt qu’elles ne servent à questionner le fonctionnement des sociétés humaines.
Sur le fond, votre article fait écho à une expérience que j’ai vécu ces deux dernières années. Je me suis occupée H24, à domicile (donc confinements compris), d’une dame de 97 ans en fin de vie.
Je veux dire par là que je sais sans doute en partie ce que vous entendez (et omettez) lorsque vous écrivez que la vie est souvent dégueulasse.
Je me suis beaucoup interrogée sur la vieillesse, les maltraitances, la fin de vie, en lien avec la condition sociale des personnes très âgées. Que sont la dignité et la liberté au fond ? Dans quelle mesure les décisions que je prends pour « protéger » la personne malade sont-elles un arrangement confortable pour elle et/ou pour moi ?
A certains moments, j’ai un peu souffert de ne pas pouvoir en parler avec mes amis proches. La maladie et la mort sont des tabous que je comprends et je respecte la volonté de mes amis de ne pas vouloir/pouvoir en parler. Et puis, spontanément, je les protège de mon propre chef. Ces tabous cependant me blessent parce qu’à ne pas poser des mots sur les vicissitudes, les aliénations que causent les maladies, on perpétue collectivement l’ignorance. On reporte sans cesse l’heure de se poser des questions qui deviennent un jour subitement urgentes et on ne peut affronter ces situations avec humanité parce qu’on ne s’y est pas collectivement préparé.
Je vais sans doute vous sembler très cruche, mais quel est l’intérêt de la vie s’il n’est pas socialement acceptable de parler (aussi) de la mort ?
Je ne comprends pas qu’on ne se saisisse pas collectivement de ces questions, qu’on cache, qu’on euphémise, qu’on neutralise, aseptise constamment. Je ne dis pas qu’il nous faut être trash ni voyeuristes. Notre société fait cependant tout reposer sur l’initiative individuelle, les très proches et/ou les professionnels de la santé. Or les familles ne sont pas les mieux placées pour prendre soin des personnes malades/âgées. C’est trop dur. Certains gestes demandent d’être distancié. Et les soins sont épuisants parce que les personnes sont atteintes dans leur intégrité psychique comme physique. Et les professionnels de santé font ce qu’ils peuvent avec des moyens humains et matériels qui ne font que décroitre.
J’ai 44 ans : mes amis proches ont connu des situations semblables ou vont les affronter avec leurs propres parents ou parentèle, mais on ne peut pas en parler ensemble ouvertement. Je ne blâme personne en particulier, mais je trouve folle cette capacité qu’ont les sociétés humaines et leurs membres à exclure tout simple échange (je ne parle même pas de débat !) sur ces questions. J’ai un peu l’impression que le silence de mes interlocuteurs me dit implicitement : tu es volontairement entrée dans un espace et une classe d’âge de nos sociétés humaines qui sont tabous, c’est une affaire qui t’est très personnelle et qui ne concerne pas le collectif. J’assume d’avoir traversé cette expérience, mais au-delà de mon cas personnel, je me dis qu’à refuser de parler de la maladie (à distinguer d’ailleurs du handicap) et de la mort, notre société se déshumanise quelque part. Peut-être que j’exagère, je ne sais pas.
Je me dis que la littérature de fiction et les blogs sont quelques uns des espaces où on peut transmettre des expériences, laisser les émotions transparaître et les révoltes affleurer. Mon commentaire n’apporte pas grand chose au schmilblick et ne traite pas du handicap proprement dit. Je manque d’outils intellectuels et d’expériences sur ce sujet. mais lire votre point de vue sur le handicap à l’école m’apparaît comme une richesse et me fait réfléchir. N’ayant pas d’enfants, je ne me rends pas du tout compte de comment les professeurs affrontent ces défis. Clairement, votre texte invite à l’humilité. Je me dis également, à vous lire, que ces problèmes sont toujours multifactoriels, mobilisent des acteurs sociaux très divers, et pourraient être envisagés de manière « globale ». Peut-être que les personnes concernées gagneraient à pouvoir s’adresser à des équipes pluridisciplinaires (éduc nat, santé etc.). Ça existe sans doute déjà, mais serait peut-être à encourager ?
Bonne journée. A bientôt :-)
Merci infiniment d’avoir pris le temps de laisser ce message. À mon tour, il me donne beaucoup de grain à moudre.
Vous avez raison de distinguer handicap et maladie (ma formulation est maladroite, ce n’est pas ma place de décider si vous avez raison ou pas, mais enfin j’espère que vous voyez l’idée :)) Les deux sont trop étroitement liés dans mon expérience puisque la sclérose en plaque est par définition invalidante. Mais le handicap recouvre d’autres réalités.
Votre commentaire est si riche, il mériterait une réponse détaillée que je ne me sens pas capable de livrer, simplement parce qu’il incite à la réflexion et que je dois encore prendre le temps de retourner dans ma tête tout ce dont vous avez parlé.
Encore une fois, merci, mille fois. C’est si précieux pour moi, que vous ayez pris le temps d’écrire. Le résultat, pour ma part, c’est le sentiment d’un véritable échange : d’avoir été entendue, puis entraînée dans de nouvelles directions. Tout cela se ramifie dans ma tête.
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