Ce qui crève la peau
TW : body horror (c’est pas une blague).
J’ai mal au ventre. Le plus souvent j’ai l’impression d’avoir une brique posée au milieu des entrailles. Le soir, ça fait plutôt comme une pelote d’épingles et parfois, mais trop régulièrement, comme si quelque chose me pinçait ou me perforait, à droite. Parfois je me demande si on n’a pas oublié un outil minuscule au moment où j’ai été opérée de l’appendicite.
Je déteste cette sensation. Je me sens comme une baleine échouée : beaucoup trop pesante et disproportionnée. Mais le pire c’est que ça m’ancre. Et je trouvais ça un peu bizarre, jusqu’à ce que je l’écrive, et que je me rappelle : c’est exactement la raison pour laquelle j’ai des cicatrices plein le bras droit et la main gauche. Des brûlures et des coups de cutter que je me suis infligés entre mes seize et mes dix-huit ans, qui me réconfortaient parce que ça m’arrimait, ça soulageait une souffrance bien plus vaste, indicible. Les blessures étaient des mots. Moi qui ai toujours écrit, je ne pouvais pas dire, ça, parce qu’il n’y avait rien à formuler, pas de raison, rien qu’un cri.
C’est chez La Souris que j’ai découvert le mot « dermatillomanie ». Je lis que « les médecins diagnostiquent le trouble lorsque la personne se triture la peau suffisamment pour la léser, si elle essaie de diminuer ou d’arrêter de se triturer la peau sans y parvenir, et qu’elle est significativement angoissée par son comportement ou fonctionne moins bien à cause de celui-ci. » Ça ne colle pas, du coup, ce « et » : ça ne m’angoisse pas du tout de le faire. Je le fais, méthodiquement. Mes plaies minuscules durent des mois parce que je ne les laisse pas guérir. Je cherche le bon angle, je m’acharne, et c’est hyper satisfaisant quand ça s’arrache. J’ai l’impression de revenir à un état de pureté : à vif, c’est propre, net, délimité, pas comme l’aspect de la peau quand elle se reconstitue. Après, je culpabilise, ça saigne, c’est crade et c’est débile. Mais je recommence, jusqu’à ce que… la cicatrice prenne une forme qui me convienne, qu’elle soit lisse, que la peau cesse de se hérisser et de se recouvrir en minuscules plaques rugueuses. Je modèle.
J’arrache aussi la peau de mes doigts, autour des ongles et sur les articulations. Moins maintenant, mais à une époque j’avais des crevasses au milieu de l’index.
Je me réveille encore avec des griffures d’origine inconnue autour du bassin, et de la peau arrachée sur les mollets. Rêves agités et piqures de moustiques, certainement, mais.
Aujourd’hui, après un méga coup de soleil la semaine dernière, je décolle des pans entiers de peau de mes mollets, et ça fait le même bruit que le scotch qu’on tire. C’est dégueulasse. J’y trouve pourtant une forme de sérénité, et je repense pour la première fois à ce film qui parlait d’autophagie.
Je me souviens que quand j’étais très petite, j’ai eu une plaie bizarre au genou. Elle était minuscule et je n’y touchais pas, mais elle n’évoluait pas. Alors un jour j’ai gratté, gratté, et décollé la croûte qui persistait. Et accroché dessous, il y avait… un truc, une espèce de filament blanc d’environ un centimètre, enfoncé dans mon genou.
J’imagine que c’est absurde, ce que je raconte, mais ça m’a, traumatisée c’est sans doute bien trop fort, mais je t’assure, je m’en souviens, de ce truc, et de mon dégoût fasciné [1]. Peut-être que je gratte pour me débarrasser des tentacules éventuels. Peut-être que je gratte pour m’assurer que la tristesse ou Angoisse aient un exutoire.
Sans doute que l’idée du tatouage vient de là. Avoir mal – un peu. Tracer les contours de ce qui sourd de la peau. Lui donner des contours, exactement. Arborer autant que contenir. Transformer le mal en glyphes.
[1] La seule chose approchante que je trouve sur le web, c’est ça…
6 commentaires
Team dermatillomanie présente, un rapport à la peau qui lutte depuis plus de 20 ans par ici !
Je suis impressionnée par ta vulnérabilité dans cet article – typiquement le genre de sujets sur lesquels je suis bien trop pudique et vulnérable pour m’exposer ainsi.
Quelques pistes à chaud qu’on pourrait creuser en privé si ça résonne :
– La douleur qui ancre, je reconnais fort cette ambiguité chaque mois durant mes règles
– Film autophage qui m’avait fort marquée même si je ne m’en souviens pas vraiment car je l’ai vu il y a 10 ans bourrée à 5h30 du matin durant un festival après une nuit blanche de cinéma : Eat (2014) par Jimmy Weber. Attention c’est très trash, j’ai eu le plus grand mal à le regarder et ce n’était pas un très bon film, mais y’avait un truc. Je te le vends bien, hein.
– Le tatouage pour ancrer/encrer : OUI. Ca ne sauve pas, ça ne guérit pas, ça ne change pas. Mais ça accepte voire affiche, et c’est déjà beaucoup.
<3
Je ne me sentais pas du tout vulnérable avant que tu me le fasses remarquer, merci bien :D
Je me suis surtout dit « putain, meuf, est-ce que t’es vraiment obligée d’infliger ça aux gens ? » Mais comme souvent, je me suis dit que c’est le genre de trucs que j’aurais aimé lire, parce qu’il suffit d’une personne qui se met à nu sur un sujet pas évident pour qu’on se rende compte qu’on n’est pas seul.
« il y a dix ans bourrée à 5h30 du matin durant un festival après une nuit blanche » : rien qu’au nombre de compléments circonstanciels de temps on mesure le what the fuck de cette nuit-là :D
Tiens, j’avais pas encore osé franchir le pas, mais allez : si l’un-e d’entre vous se sentait de m’aider à conceptualiser et dessiner le tatouage que j’ai en tête, j’en serais ravie ! Contre rémunération, évidemment.
La même. Moi c’est sur les mains, j’arrache la peau (c’est par période) sur l’articulation main-doigt du majeur, sur les deux mains (pourquoi là, mystère). Et s’il y a une blessure quelque part tu peux être sûr.e que je vais l’abîmer encore et encore. Ça soulage, c’est pénible mais ça soulage (et ce n’est pas empêchable).
Kira ne le fait plus, les blessures infligées étaient assez graves, on/elle a réussi à dévier le plus gros.
Mais clairement, on n’est pas seul.e face à ce comportement <3
Pour le dessin je ne suis pas du tout bonne à ça, je n'arrive même pas à faire ce que j'ai moi en tête ^^'
Les mains sont instinctivement accessibles, je dirais…
Merci pour ton témoignage ♥
Mais tu es TROP DOUÉE en dessin !!!
Pas du tout. D’ailleurs en ce moment je suis incapable de quoi que ce soit avec un crayon ou un pinceau. Mais à un moment je tenterai d’y retourner…
C’est dur, la différence entre ce que les autres perçoivent, et ce qu’on ressent.. j’ai conscience de l’écart, mais je n’arrive pas à le combler.
« C’est dur, la différence entre ce que les autres perçoivent, et ce qu’on ressent. »
Je comprends. Mais j’ai envie de te dire que c’est exactement pareil pour moi, quand on me dit « mais siiii, il suffit de s’entrainer. » Moi, je pars de là :
:D