Inventaire d’une demi-vie – bilan 2025
« Petit » bilan introspectif avant l’aube.
Le sommaire est cliquable.
1. Sur la nef, chacun s’est mis à l’aise (état des lieux)
Le placard aux visages
Les petites cellules sans portes
En haut du grand mât
La carte
2. « Le monosyllabe a une étrange capacité d’immensité » (ancrages et signes)
定
符
3. Le diable (des conséquences d’une invocation)
4. « La vie n’est qu’une ombre errante » (billets révélateurs et œuvres marquantes)
Oscuridad
Luz
5. Monts à franchir et démons affranchis (ce qui advient)
Et mes idées deviennent noires noires noires
Laisser Lucifer
Invocation du genius loci
Pardonne la poussière
1. Sur la nef, chacun s’est mis à l’aise
Le placard aux visages
Dans les tiroirs de ma garde-robe, en lieu et place de costumes bien repassés, on trouve des reflets froissés.
Pendant longtemps, chaque matin j’en ai choisi un au hasard : élimé, mal ajusté ou paré de couleurs malvenues, aucun ne me convenait, de toute façon. À une époque, j’ai acheté quantité de reflets banals. Supposément pratiques, ils me font maintenant l’effet de nippes dont on se vêtirait pour se fondre dans le décor – c’est exactement ce pour quoi ils sont prévus et ce pour quoi je les ai acquis. Il s’agissait d’exister moins, pour souffrir moins.
À présent, à feuilleter le contenu de mon placard, je découvre pêle-mêle les lambeaux d’avatars plus ou moins surannés, plus ou moins aimés, et les fragments d’un portrait plus actuel et plus fidèle, mais dont l’outrance laisse supposer qu’il n’existe pas d’expression de soi qui ne soit un brin caricaturale. À défaut de me dire, je me montre.
En même temps… show, don’t tell…
Chaque reflet n’est que cela, une image, même pas forcément idoine : entre ce que je voudrais exposer et ce que je renvoie, il y a mon regard et celui d’autrui, qui chacun surimposent leurs propres symboles au tableau. Néanmoins, je m’y attache, car il me semble qu’ils assurent une sorte de cohérence entre intérieur et extérieur ; il me semble que ce sont eux l’interface, plus que ce corps qui, si je l’habite davantage, n’en trahit pas moins mon sentiment d’étrangeté plutôt que de traduire mes pensées.
On me rétorquera que mon corps a moins vocation à exprimer qu’à percevoir, et en ce sens le mien est fonctionnel – quoique mal réglé. Choisir un reflet, c’est aussi ajouter une couche d’instructions réversibles. Sangler ou lâcher du lest, c’est selon, d’un côté ; adoucir ou accueillir, c’est selon, de l’autre. Dans mon placard, on trouve des intentions et des déclarations.
Les petites cellules sans porte
Tous les matins, on se retrouve dans le couloir qui mène au pont. « On », c’est souvent Angoisse et moi, mais il arrive qu’elle fasse la grasse mat’. Il y a des gens qu’on ne voit plus beaucoup (Doute, par exemple, fume des clopes dans sa cabine, la plupart du temps) et d’autres dont les apparitions sont régulières mais totalement erratiques (mention spéciale pour la Narratrice, qui court partout et se prend des murs, surtout les jours de tempête). Fureur n’habite pas en bas mais se tient le plus souvent à la proue, parfaitement immobile, jusqu’à ce que.
Sérénité se lève de plus en plus souvent en même temps que moi, mais le temps de décider qui d’elle ou d’Angoisse gagnera le « jeu » auquel elles se livrent (si tant est que jouer à chat dans Silent Hill soit considéré comme ludique), j’ai généralement eu le temps de petit-déjeuner. La victorieuse apparaît en haut de l’escalier, et il m’arrive d’afficher le score en piochant le reflet approprié dans le placard.
En haut du grand mât
J’y monte rarement. La peur du vide, déjà. Et puis j’ai passé un temps bien trop conséquent à m’inquiéter de ce qu’il y avait devant, ou à contempler ce qui traînait derrière. Ça ressemble à un immense nuage qui flotte au ras de l’eau, une nuée noire dépourvue d’intentions, mais pas de visages. Et ça nous suit partout.
La carte
La plupart sont faites pour être consultées, mais pas celle-ci. On y consigne des zones atteintes, sans volonté d’en indiquer la localisation exacte – c’est impossible. Les lieux qui figurent sur cette carte y ont été ajoutés pour leur portée symbolique, ou parce qu’on y avait accosté plusieurs fois. Il s’agit sans doute moins de hasards que de circonstances hors de la portée de notre conscience, mais le résultat est le même : nous ne savons pas y retourner de notre plein gré. La carte est une archive.
La Narratrice et moi l’examinons souvent. On se dit qu’elle raconte quelque chose. On croit, au fond, qu’elle recèle un secret qui nous mènera de l’autre côté de l’horizon, comme dans Pirates des Caraïbes 3. « Tout » ce qu’il nous faut, c’est la clef de l’énigme et du courage.
2. « Le monosyllabe a une étrange capacité d’immensité :
mer, nuit, jour, bien, mal, mort, oui, non, dieu. »
Victor Hugo, « Pères », Œuvres complètes, t. XV, p. 438 (cité par Jean-François Marquet)
定
Dans ce voyage, on n’a pas trop le choix de la destination. C’est la même pour tout le monde et il faudra bien s’en contenter. Selon qui monte dans le nid de pie, les escales sont assez variées, cependant. Angoisse et Fureur ont une prédilection pour les maëlstroms. Je dois reconnaître qu’ils me fascinent aussi – rapport à Pirates des Caraïbes, et aux seuils à franchir (personne n’a jamais dit qu’ils étaient évidents.)
Sérénité, elle, aime les îles paradisiaques, le luxe et l’indolence. Nous autres, on la trouve assez bourgeoise. On nous a seriné que le bonheur n’était pas dans les circonstances et encore moins dans le confort. Il me semble que ça reste une condition sine qua non, mais je n’ose pas le dire.
Doute, il s’en fout. Tout est vain, de toute façon.
符
C’est un truc sur lequel on s’accorde : parfois, on se sent connectés (oui, même Doute) et on déchiffre des présages. Le mot n’est pas le bon, il ne s’agit pas de divination. Il s’agit de lire. Toujours est-il qu’ainsi, on a rencontré des rémanences, entre autres phénomènes surprenants. On a aussi abordé des rivages étrangers, et retrouvé des inconnus familiers. Ça nous rassure (même Doute, oui) de savoir qu’il existe des symboles qui n’ont de sens que pour nous.
Je ne pourrai jamais rien dire de plus cliché, ni ne saurais le dire autrement, mais le monde est d’une beauté folle. Elle est simplement incommensurable et insondable. Nous sommes trop petits pour l’observer de loin. Nous n’avons pas d’autre choix que de l’épeler.
Depuis la Nef, la vision de la Voie Lactée est insoutenable.
3. Le diable
Il faut bien en parler, non ? C’était le guide qu’on s’était choisi.
Mon dévouement reposait sur une ambiguïté, même si l’essentiel de ma colère était dirigé contre moi. J’ai écrit que je n’en pouvais plus des gouffres et des hurlements d’Angoisse. J’ai écrit que j’accepterais le chaos et la fureur des voix. J’ai écrit que je ne pardonnerais plus. Je n’ai pas eu à le faire. J’ai quand même été précipitée dans le gouffre.
Correction : j’ai accepté de m’y abîmer.
On pourrait me faire remarquer que les gens qui tombent ne le font pas exprès, et je répondrais que je me suis vautrée je ne sais combien de fois, mais que je fais partie de ces mégères qui se vexent d’avoir été embarrassées, et réagissent avec agressivité. Cette fois, j’ai admis que ça n’allait plus. Quant à savoir si j’étais incapable de sortir de là sans aide, ou si je n’en avais plus envie, je n’en sais rien, pas plus que je ne sais si c’est important.
Est-ce qu’on ne doit accepter les mains tendues que lorsqu’on n’en peut plus, ou est-ce qu’on a le droit de les saisir même quand on aurait pu, une dernière fois au moins, se débrouiller tout seul ? J’ai demandé au Diable sa clairvoyance, et c’est la question qu’il m’a soumise en réponse. À conversion équivoque, manifestations évasives.
4. « La vie n’est qu’une ombre errante ;
un pauvre acteur / qui se pavane et s’agite une heure sur la scène / et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire / racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur / et qui ne signifie rien. »
To-morrow, and to-morrow, and to-morrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time ;
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle !
William Shakespeare, Macbeth, traduction par Pierre Leyris, Paris, Aubier Montaigne, Collection bilingue, 1981.
Oscuridad
Ça ne signifie rien, mais on a vécu. Et ça a du sens, même s’il disparaîtra avec nous.
Nous avons toujours habité le château, et nous y habiterons toujours,
mais dans la forêt, nous nous retrouvons.
Au printemps, on grimpe aux arbres et sur les murs.
J’écris pour survivre
et je fais écrire. Je plante des graines.
Et puis c’est l’été, la peau se décolle et les masques glissent.
Je cesse d’être minuscule,
je grandis, je communie,
je m’assemble.
Je li(e)s.
En Novembre je ferme les rideaux. J’écris toujours, mais pas ici.
En Décembre, j’écris toujours… mais pas ici.
Luz
Nonobstant ce que j’ai pu en dire à l’époque, voici la liste des films et séries dont je me souviens encore. Le 28 octobre, j’écrivais :
En notant mes pensées à propos du dernier film dans une page du bloc-note, je m’interroge : même si je regarde moins de films et séries qu’à une époque, où ils ne faisaient que remplir le vide, j’en vois toujours beaucoup plus qu’à l’ado puis l’adulescence. Et je ne m’en souviens pas, pas vraiment. Alors que les films d’alors, si. Est-ce que c’est un bénéfice, cette profusion ? Ou est-ce que c’est une illusion ?
Les œuvres d’alors, je m’en souviens parce que j’ai eu le loisir de les revoir. Ça prenait du temps et de l’argent, alors, c’était un acte conséquent. Aujourd’hui, je vois des trucs qui me bousculent, mais est-ce qu’ils me marquent ? Si je fais, dans dix ans, la liste des films qui m’ont bouleversée à vie, y’en aura-t-il d’autres que ceux d’avant mes vingt-cinq ans ? La question comme sa réponse me semblent abyssales.
Donjons et Dragons
Notre monde
En attendant la nuit
Kaos (série)
The voices
Les cartes du mal
Speak no Evil
Me you & Franck (Good Boy)
Empathie (série)
Grave
The Pitt (série)
When Evil lurks
Above the knee
A creature was stirring
Côté livres :
Piranèse
Curious Tides
La cité diaphane
Julia et le requin
La curée
L’aube américaine
La mémoire fantôme
Le meurtre du commandeur
Ma cousine Rachel
Le bal des vautours
Kafka sur le rivage
Seule en sa demeure
Daphné disparue
La ballade de l’impossible
Certes, les dernières lectures sont plus récentes que les derniers films et séries. Mais j’ai clairement plus d’appétence pour les mots, et… j’étais en train d’écrire que les images ne me « parlaient que si », mais tout était déjà dans le choix du verbe : les images ne me restent en tête que si elles me parlent. Avec des mots ou des symboles, je ne comprends que les alphabets.
En musique, une année monomaniaque comme rarement. Comme prédit et espéré histoire de redorer mon blason, Olivier Orand arrive en tête du top titre ainsi que du top album, même si clairement talonné par Nachtblut. Les autres titres d’Orand se retrouvent partout dans le top 50, ceci explique cela. Je suis super contente de pouvoir publier un top album, je ne sais même plus si Spotify m’en avait généré un les années précédentes car ils n’auraient eu aucun sens : cette fois il n’est pas calculé sur UN titre que j’en aurais extrait, mais reflète vraiment une écoute intégrale et témoigne de réels engouements ; elles remontaient à loin, les dernières fois que j’avais appris par cœur les notes d’un disque complet. Ça se voit au top artistes, d’ailleurs, qui ne recèle aucune surprise (je suis toutefois étonnée d’y trouver encore VNV Nation. Leur présence indique surtout combien ils sont peu nombreux à me toucher de plein fouet sur le long terme. Cela dit, j’étais à peu près sûre de trouver Platon Karataiev sur le podium. Étrange !)
Mon top 100. Au-delà de sa répétitivité, le top 20 me surprend parce que j’ai semble-t-il davantage écouté Lord of The Lost feat Käärijä que mon titre phare de Dragon Age Veilguard. Erreur que je m’emploie à enterrer dans les abysses depuis quelques jours.
5. Monts à franchir et démons affranchis
(ça m’apprendra à poster trop vite de mauvais jeux de mots – c’est comme ça qu’il fallait l’écrire.)
Et mes idées deviennent noires noires noires
« Oh, il a souffert ! Mais c’était nécessaire, tu vois bien, regarde ce qu’il est devenu ! » dit celle qui n’a aucune idée des souffrances endurées, parce qu’elle a peut-être les siennes mais qu’elles sont différentes et lui coûtent de toute évidence bien moins.
Je suis la première à penser qu’il faut se forcer, parfois, parce qu’on a dans nos têtes des démons qui ne nous veulent pas du bien et qu’on ne gagne rien à les écouter. Mais il me semble tout de même tellement difficile d’entendre de la bouche d’autrui ce que nous devrions être capables d’accomplir, ce à quoi il « faut » parvenir. Y’a toujours ce vieux relent de « moi j’y arrive alors j’vois pas pourquoi les autres ne le feraient pas ni pourquoi ils profiteraient de mes efforts. » Et c’est vrai, hein, qu’il y a des gens qui « profitent » de nos efforts. Ce ne sont pas ceux à qui on pense en premier. Et puis y’a tous ceux qui ne profitent de rien du tout, parce qu’ils aimeraient bien ne pas avoir à le faire mais qu’ils ne peuvent pas lutter, soit qu’il n’y ait rien à faire, soit qu’ils n’en aient pas la force. Tant qu’on parle de handicaps visibles, la plupart des gens arrivent à l’admettre, mais si on part sur les troubles psy / cognitifs ou les douleurs supposées ordinaires…
Je ne sais pas encore si quelque chose ne tourne pas rond chez moi, dans le sens où je m’efforce quand c’est naturel pour d’autres – je ne vois rien de fou dans la plupart des divergences. Je ne sais pas, et ce sera sans doute non, et j’en suis presque sûre, on m’a trop dit que j’étais bien intégrée pour croire encore que j’en serais capable si j’étais si différente. Mais ça ne change rien, au fond. Je ne suis pas comme eux. Je ne l’ai jamais été. J’ai tenté de l’être ; j’ai réussi à donner le change. Mais nos différences me heurtent trop pour que je l’ignore. Nur ich nicht.
Et je ne veux pas leur ressembler.
Laisser Lucifer
Pardonner, je ne sais pas si j’en suis capable. C’est pas évident de prendre du recul quand t’es en permanence écorché, même quand les coups de griffes sont involontaires.
En revanche, je reviens à une réflexion que je m’étais faite il y a quelques années, je crois : le seul moyen de lutter, c’est de devenir une personne estimable à mes propres yeux. Je veux me consacrer à protéger et à défendre celles et ceux à qui on demande sans cesse de « faire des efforts ». D’être plus ceci et moins cela – mais c’est pour leur bien ! Je ne pourrai pas faire changer d’avis les gens qui ne pensent pas comme moi, et je dois leur reconnaître qu’ils ne me feront pas changer d’avis non plus. Donc, soyons honnêtes, campons chacun sur nos positions, mais faisons-le bien : la mienne doit consister à arrêter de me et de nous laisser marcher sur les pieds. J’ai des alliés, comme ceux d’en face. Je m’engage à ne plus me taire par flemme, découragement ou timidité.
Invocation du genius loci
Tout le monde répète aussi toujours qu’il faut « sortir » et se confronter à autrui. Pourquoi faire ? Aucune idée, c’est juste une chose nécessaire. J’estime que je sors assez, je passe quatre à cinq heures par jour au milieu de classes comptant environ 25 élèves, ça fait cent à cent vingt-cinq personnes par jour, c’est pas mal, non ? Sans compter les collègues ! Non, moi il me semble que je n’ai aucun besoin de m’enfiler une soirée de l’amicale de Pabu après ça.
J’ai besoin de faire de ma maison un navire à la mesure de la nef qui m’habite. En janvier dernier, Ambre me disait que les masques se délitaient et j’ai de plus en plus cette sensation-là, je ne suis plus en mesure de les maintenir, ils sont usés peut-être, tout simplement. J’écrivais, je ne sais plus quand, qu’il n’y avait sans doute aucune raison que le corps vieillisse mais pas le mental, et je crois que j’en suis là.
Je voudrais que ma maison soit hantée. Que nos présences et nos mémoires y demeurent longtemps. Qu’un nouveau venu y entrevoie les fantômes de nos amitiés et la chaleur d’un foyer. Si les esprits continuent d’habiter les endroits maudits, pourquoi ne demeureraient-ils pas dans les lieux chéris ? Je veux m’incruster dans chaque recoin, parce que c’est le premier endroit qui m’appartienne et le premier dans lequel j’aie pu, enfin, bâtir un édifice qui me ressemble et me convienne.
Pardonne la poussière
C′est la nuit qui arrive
Á travers le temps,
Á travers la pluie.
La Bande-Son Imaginaire, « Chez toi », Synthesizer Magazine, 2024
La première fois que je l’ai entendue, j’ai compris « c’est l’ami qui arrive », et en fait, je préfère.
Pardonne la poussière
C’est l’ami qui arrive
À travers le temps
À travers la pluie
C’est l’ennui qui dérive à travers l’étang, à travers le puits.
C’est l’aimé sur la rive
Pardonne-moi pour hier.







