Lis tes ratures !
Où je recueille.
Ce matin, Martine et moi étions découragées. On a échangé nos impressions sur nos élèves qui ne foutent plus rien, pas seulement maintenant, tout le temps, mais qui attendent de nous qu’on réussisse à leur place.
Ce soir, Stéphanie m’a quittée sur un : « au fait ! Morgann voulait te remercier, ça fait quelques jours déjà – elle va me tuer si j’oublie encore. Elle a eu 18 en dictée, c’est grâce à toi !
– Bah ça fait un moment que je l’ai pas eue en cours, Morgann. C’est qui sa prof, cette année ? Anne-Claire ? Je pense que c’est plutôt grâce à elle…
– Non, Morgane voulait que je te le dise, t’as débloqué tellement de choses l’année dernière, c’est grâce à toi. Elle a ajouté « ce serait bien qu’on l’invite à boire un café un jour où je suis là, hein ! » » :D
La psy me l’a rappelé : enseigner, c’est planter des graines qu’on ne verra sans doute jamais germer. Mais maintenant que mes années de suppléance sont finies, je reste sur place. Il y en a quand même quelques unes dont je reçois des échos.
C’est tellement, tellement gratifiant. Elle est en quatrième, Morgann. Je ne m’attendais pas à ce genre de retours de la part d’une élève aussi jeune.
Le plus étrange, c’est que je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi. Mes cours en cinquième l’année dernière – cette année aussi, d’ailleurs – ont été foutraques. Enthousiastes, mais perclus de défauts.
Une chose qui semble ressortir des propos de la mère (Stéphanie était AESH dans la classe) et de la fille, c’est que j’ai fait écrire les gosses. C’est vrai que c’était le sujet de mon mémoire de fin de master pro. Faire écrire pour faire accéder à l’empathie, et de là, à la littérature. C’est une conviction solidement ancrée en moi, qu’il faut commencer par comprendre que les mots, ce ne sont pas des entités à part. La littérature, c’est pas un truc que des gens originaux pratiquent entre eux. La faculté de s’exprimer, c’est d’abord un patrimoine commun. Une force immense à la portée de quiconque, qui ne cesse de croître tant qu’elle s’exerce, parce qu’un mot a mille fois plus de sens qu’un coup de poing. Un mot traduit dix milles subtilités là où un coup dit seulement « je suis en colère » ou « je suis malheureux », selon qui s’exprime et qui écoute.
Alors, les gamins, je les fais écrire. Je commence par des sujets perso mais pas intimes (tes vacances, ton Noël idéal) et puis peu à peu je les amène à dire « je » pour parler de personnages de fiction. Il faudrait que je finisse l’année en les mettant à la place de personnes réelles ou plausibles. Je viens juste d’y penser, je n’ai jamais le temps d’aller jusque là.
Mais ce soir, ce n’est pas important. Morgann a appris l’importance de la syntaxe et de l’orthographe parce que l’année dernière, je lui ai demandé d’écrire des trucs environ trois fois par semaine. Si j’en crois les travaux des 5D cette année, d’autres élèves y auront pris plaisir. Se seront transportés ailleurs ou en auront profité pour se dire sans en avoir l’air. C’est qu’un début, que j’avais toujours cru avorté. Mais peut-être pas.
6 commentaires
Ton témoignage me fait penser à cet essai que j’ai lu il y a peu, « le savoir des trésors oubliés » de Jacqueline de Romilly (déjà à la lecture je pensais à toi). Le texte développe l’impact de l’enseignement et de l’étude des textes sur un sujet même si une fois adulte il dit qu’il ne se rappelle de rien de ce qu’il a étudié à l’école. Ça m’a bien plu (et un peu déculpabilisée d’avoir sans cesse l’impression de tout oublier de mes lectures / films quelques semaines après ^^)
Je serais curieuse de ce que tu en penses !
Rappelle-le moi à l’occasion, ça m’intéresserait beaucoup de le lire ! Mais l’honnêteté m’oblige à avouer que je me suis lancée dans un projet pour lequel j’ai déjà dû acheter cinq livres et auquel je vais devoir consacrer un temps conséquent, aussi je sais déjà que j’oublierai cette reco bien trop vite.
Ceci dit : on n’oublie pas vraiment les œuvres fondatrices, si ? Je vois ça, en rapport avec ce que tu écris, comme s’il y avait des briques (les lectures/films oubliés mais qui néanmoins posent un truc), et des failles (celles-là bizarrement nous tiennent debout, mais on ne peut pas les ignorer.)
J’aurais eu bien besoin de toi, au collège. Puis au lycée.
Je sais pas, tu sais, c’est facile de raconter. J’essaie des choses, forte de convictions qui me sont propres. Est-ce que je réussis ? Combien d’élèves je laisse sur le carreau ? Ça non plus, je ne le saurai jamais.
« Faire écrire pour faire accéder à l’empathie, et de là, à la littérature. » quel thème intéressant ! si ton mémoire est en accès libre en ligne, quelque part, je serais ravie d’y jeter un œil.
Même s’il y a toujours des élèves qui ne suivront pas, tu dois être fière de ce que tu fais, et certaines graines peuvent germer plus tard, inconsciemment…
Il n’est pas en ligne à ma connaissance. Je pourrais te le donner à lire mais c’était pas une grande réussite, je m’étais inscrite en master pro précisément pour échapper à ce genre d’écrits dont je me sens absolument incapable, et comme on m’a malgré tout demandé un mémoire de recherche, j’ai rendu un truc d’à peine quarante pages, je crois. J’ai eu une bonne note parce que j’ai témoigné (c’est ce qui m’a été dit) d’une vraie posture de chercheuse lorsque je l’ai soutenu, mais il est vraiment léger voire maladroit par moments…