Écriture à la petite semaine #11
Journal de vacances
7 et 8 février – L’échappée
Le matin du dernier vendredi avant le début du monde, il règne en salle des profs une ambiance doucement folle. Agnès me demande si je veux bien faire passer la traîne de son bracelet dans le fermoir. « Si tu le fais moins long, ce sera plus court », tente-t-elle de m’expliquer. Nous en avons ri un moment, scellant la complicité, certes toute professionnelle, qu’elle avait induite le jour où elle m’avait remonté le moral comme personne, après Madame Q.
Un peu plus tard, alors que nous écoutons Gilles déblatérer pour la énième fois contre les PC qui ne fonctionnent pas bien, et que Gildas peut-être pour le calmer se range de son côté en demandant « pourquoi, je veux dire, pourquoi on ne peut pas… », Fabienne lève le nez de ses copies et s’écrie : « mais c’est vrai, ça, pourquoi, pourquoi, POURQUOI ? » et finit sa réplique rouge et échevelée tandis que nous la regardons aussi surpris qu’hilares.
Au fumoir, nous inventons un projet pour désactiver la sonnerie, et quand celle-ci retentit, nous nous levons avec des accents tragiques. Je dis au revoir et bonnes vacances, il ne me reste que deux heures.
Et elles seront douces, bien plus que je ne l’envisageais. Je reste calme même quand le chaos menace, ma voix et mon souffle sont graves et posés, et j’aime ce qui advient quand les élèves cherchent des synonymes aux émotions qu’ils ont exprimées en début d’heure, quand j’ai donné ma première consigne : en un ou plusieurs adjectifs, comment vous sentez-vous, aujourd’hui ?
L’après-midi, je grapille trente minutes de sieste après avoir préparé nos affaires. Ubik rentre plus tôt que prévu, alors nous nous mettons en route tout de suite, tant qu’à faire. Nous descendons à Saint-Nazaire, sans y avoir rien planifié d’autre que la nuit dans un hôtel quatre étoiles, choisie dans la Wonderbox offerte il y a presque trois ans par ma sœur.
Je conduis tout du long. Même sur la rocade de Vannes, même dans cette voie d’insertion qui me donnait déjà des sueurs froides quand j’étais en conduite accompagnée. Tout du long, pour la première fois depuis un an et demi. J’ai ouvert la fenêtre juste avant ladite voie d’accélération, pour lutter contre la pétrification, les mains qui ne m’appartenaient plus, la vision périphérique rognée et le cœur qui dansait la sarabande au fond de cette gangue d’angoisse. Mais je l’ai fait.
On arrive un peu stressés, parce que le chèque-cadeau est o-bli-ga-toire et qu’on ne l’a pas, on a imprimé une capture d’écran de la page web avec le numéro du coffret, faute de trouver autre chose. La fille à l’accueil est adorable, elle confirme que ça devait être un billet électronique, elle se débrouillera avec le numéro. Le vestibule de l’hôtel est immense et cosy. À peine entrés dans la chambre, Ubik répond au coup de fil qu’il attendait, d’une femme à qui il a fait passer un entretien d’embauche : elle se croit si indispensable qu’elle tente à nouveau de négocier le salaire (« je ne peux pas vivre avec si peu », dit-elle, et « si peu » c’est 2100 balles nets, je trouve ça d’une indécence et d’un mépris fous, d’autant qu’elle avait expliqué gagner plus en travaillant plus : nécessairement, si tu travailles moins, tu gagnes moins, non ? Et elle ne souhaite plus faire d’heures sup’.) Je tente de réconforter mon compagnon quelque peu agacé en faisant valoir les deux fauteuils autour de la table ronde : c’est la première fois qu’à l’hôtel nous pouvons boire du mousseux confortablement installés, et pas l’un sur le lit l’autre sur une chaise de bureau.
Le dîner est bon. On est quasiment seuls dans la vaste salle à manger, de ce fait l’ambiance est étrange. L’amuse-bouche, une terrine de crabe je crois, est délicieux, de même que l’entrée (j’ai pris le foie gras à la confiture d’oignon et Ubik le saumon fumé, la serveuse s’emmêle.) Le plat n’est pas à la hauteur pour monsieur, moi je savoure mon filet de bar et sa purée de patates douces. Ça me demande une certaine concentration, d’être là plutôt que de céder au vertige, mais le Quincy à 44 euros m’est une aide certaine (c’est évidemment hors de prix, mais puisqu’on n’a pas payé la nuit, je me permets de l’indiquer.)
De retour dans la chambre, on regarde des épisodes de Enquêtes d’action, un des plaisirs coupables des vacances. Je m’endors sur l’épisode consacré au recrutement des gardes du corps des ambassadeurs, ça reste impressionnant d’abnégation.
On se réveille en sursaut à neuf heures. J’avais enfin réussi à me rendormir après ma traditionnelle insomnie de quatre heures du mat’ (un site dont je ne sais s’il est douteux m’informe que c’est peut-être mon foie qui crie grâce), mais il n’est pas question de manquer le petit déj’. Cette fois tout à fait seuls dans la grande salle, nous nous croyons un instant dans le bar de l’Overlook, si ce n’est qu’ici une longue baie vitrée donne sur la piscine. Il pleut, tout est feutré et le repas me fait un bien fou.
Nous plions bagage après avoir pris une douche, et Ubik conduit jusqu’à un édifice cyclopéen dont il me faudra discuter avec lui après coup pour comprendre réellement ce que c’était : l’ancienne base de sous-marins allemande. C’est gigantesque et absurde, en l’absence de médiation culturelle, mais je me sens bien sous ses arches investies anarchiquement par un collectif gaucho, les musées et parfois personne. Les pas et la pluie claquent, on se croirait dans quelque squat artistico-nihiliste.
Nous y visitons Escal’Atlantic : un musée-paquebot ! Tellement de choses à dire sur ce qui aurait dû être fait, ce qui aurait rendu ce parcours totalement génial et immersif mais manque cruellement… Mais il y avait l’entrée, la salle des machines et les images projetées sur les murs de la base et qu’on contemplait depuis le pont arrière et le pont-promenade. Et la sonorisation de ces lieux. C’était magique, j’étais sur le Titanic. J’ai adoré. On a payé demi-tarif et comme j’ai des critiques, j’estime que c’était le juste prix, et je tiens à te prévenir qu’à la fin, on t’empêche de sortir. Il faut passer par une salle de cinéma qui ne s’ouvre que toutes les dix minutes, et je suis passée à deux doigts de créer un scandale, parce que tout ce béton au-dessus de ma tête, avec l’interdiction de m’échapper quand je l’avais décidé, ont créé les conditions d’apparition parfaite pour ma copine Angoisse.
Avant de quitter Saint-Nazaire, on s’arrête chez Leclerc pour recharger la voiture et acheter de quoi dîner. Le centre commercial est gigantesque, c’est blin-dé, si bien que je me transforme instantanément en zombie téléguidé par l’instinct de survie.
On reprend la route pour rentrer, et puis sur le trajet on note les panneaux pour Branféré, alors je vérifie, oui, c’est bien ouvert, ça rouvre aujourd’hui, en fait. Hop, on bifurque.
Alors… On nous fait payer les deux entrées, quarante-cinq euros au total (le prix d’une bouteille de Quincy !) et après ça, on nous annonce que « ces animaux-là vous ne les verrez pas, c’est l’hiver vous comprenez, ceux-là non plus probablement, et ah ce parcours est fermé car il est inondable. »
Je retiens avec émotion que nous avons rencontré un panda roux bien réveillé, des loutres, des pélicans et un okapi, mais je ne te cache pas que j’ai la sensation d’avoir été arnaquée en bonne et due forme.
Samedi soir, arrivée frigorifiée à la maison, je rêve d’un bain que je ne prendrai finalement pas, il fait bon se lover devant un écran, dans un autre univers, je regarde The Lodgers et discute avec Basile de ma sensation tenace de déjà-vu devant ce film.
Dimanche 9 février
Journée ménage, je me redonne des contours pour les reperdre pendant une soirée bien trop longue et arrosée. Un orage aussi cataclysmique que bref nous réveille, on dirait que les dieux roulent des valises titanesques au-dessus de nos têtes.
Lundi 10 février – La dénouée
Trop fatiguée par mes excès, je modifie le planning de la journée : je ne fais de courses que pour le déjeuner, et l’après-midi j’échange l’unique tâche prévue (longue et intellectuelle) contre celles inscrites pour demain.
J’ai préparé des pâtes aux champignons et aux noisettes, que j’ai réussies. Ça fait longtemps que je n’ai pas cuisiné et je doute. Ubik cuisine super bien, la plupart du temps ça semble juste bête de me dire que si je m’y colle ce sera moins bon.
Sous la douche brûlante, je pousse des soupirs d’héroïne dix-neuviémiste. L’eau crépite sur le carrelage, je m’enveloppe dans la vapeur et le parfum fleur d’oranger, et ploie la nuque sous le tison délicat qui dénoue des tensions dont je n’avais pas conscience.
En sortant, je ritualise d’instinct : ne pas quitter le tapis de bain en diatomite tant que mes pieds ne seront pas chaussés deux fois, chaussettes et chaussons, et alors seulement toucher le carrelage du bout d’un orteil molletonné, enlever mes lentilles puis m’oindre de crème. Elle sent l’abricot et donne un effet « satiné », un peu pailleté en fait ; je resoupire de délice et me rappelle que si je n’ai pas aimé ce qu’il disait, le roman Belle du Seigneur m’a profondément marquée par ses descriptions sensuelles et réconfortantes des ablutions d’Ariane.
Lovée dans mon peignoir, je vais me caler sous un plaid, dans mon fauteuil de bureau, pour lire le dernier billet de Dame Ambre. Mais avant ça, je choisis, enfin, la musique qui m’appelait depuis des semaines et que j’étais incapable d’écouter, faute de calme, et d’attention, aussi : du classique. Beethoven, Symphonie n°7. Et je sens qu’enfin je me délie. C’est un soulagement total mais pas extatique, quelque chose de l’ordre de la douceur, d’une tranquillité absolue dont j’avais presque perdu le souvenir – quelque chose de l’ordre du Nirvana plutôt que des épées de Sainte Thérèse.
Mardi 11 février – Aujourd’hui minérale
Je ne suis toujours pas allée faire les courses. L’insomnie m’a tenue éveillée de quelque chose comme 2h à plus de 3h du mat’, je suis en vacances, je n’ai pas envie de me forcer à quoi que ce soit. Alors j’improvise un repas avec le contenu des placards et au fur et à mesure, ça se transforme en improvisation avec ce qu’il n’y a pas dans les placards. À l’origine, j’avais trouvé une recette de curry de pois chiches. N’ayant pas de tomates concassées, j’ai décidé de les remplacer par de la purée de tomates. La purée de tomates étant moisie, me voilà à me demander comment je vais obtenir une sauce enveloppante au goût subtil. Ah tiens, et je n’ai pas de curry tout fait, non plus.
Eh bah j’ai trouvé mon plat délicieux. Pas servi avec du riz, du coup, car ça n’avait pas la texture d’un dahl, comme souhaité. Mais quand j’ai soumis à Ubik l’idée d’apprendre à réaliser le poulet beurre-citronné libanais pour accompagner mes pois chiches, je peux te dire que là, j’ai vu une étincelle.
Et si ça t’intéresse, sache que j’ai juste mis des épices (curcuma, cumin, gingembre en poudre, paprika + sel et poivre), du lait de coco et une cuiller de concentré de tomates.
Je fais les courses vers 13h30, à Leclerc, parce que Ubik m’a dit que c’était « devenu bien ». Et ça l’est, surtout à cette heure. Je suis calme et concentrée, un objectif après l’autre jusqu’à venir à bout du pseudo-labyrinthe.
L’après-midi je n’ai toujours pas envie de m’atteler à l’analyse linéaire de Delphine et Hyppolite. Il y a quelque chose qui me tétanise dans cet exercice, sans que je comprenne bien pourquoi : j’ai toujours su le faire. La perspective, sans doute, d’imaginer un correcteur, face à mes élèves, hausser un sourcil. Être jugée sans le savoir, mais jugée certainement. (Accepter d’être soi, murmure la psy – néerlandaise, comme dit Maloriel, elle nous était destinée.)
J’échange donc avec le travail prévu pour demain, et passe trois heures à fignoler une séquence de rentrée pour les MCO, avec du CONCRET dedans puisque certains dans cette classe sont si dépourvus d’imagination et de capacités de réflexion que leur seule question est toujours : « mais, ce sera dans l’épreuve, ça ? » Non, ÇA ne sera pas dans l’épreuve, mais comment voulez-vous la réussir sans d’abord apprendre à réfléchir et à écrire ?
Minérale, je disais. Concentrée en réalité, ce sursaut d’agacement n’a lieu qu’à la remémoration, le lendemain.
J’ai pris ma douche très tôt, pour marquer la transition entre jour et crépuscule et puisqu’il faisait beau, j’ai marché pieds nus sur le carrelage, dans les rayons de soleil, pour puiser la force des pierres et de la lumière.
Le soir, je regarde Les chambres rouges parce qu’il figure dans le « Dernièrement » d’Eli et qu’il est – yes ! – disponible sur Canal. Je me fige lentement à l’intérieur, tout du long, et puis éclate en mille morceaux à la fin.
Mercredi 12 février
Quand je me lève, la brume infuse dans la vallée. D’accord, c’est un jour pour la lenteur et le silence. Il se prépare des choses qui ne doivent être vues, je respecte l’avertissement et m’installe dans la méridienne, sous l’arche-bibliothèque, avec d’autres sortilèges entre les mains. Je ne réalise que deux heures plus tard, en ouvrant ma boîte mail, que c’est l’anniversaire de Maman.
Je tente une recette de pesto petits pois – épinards. Put***. Je suis sûre que ça va être bon, mais les épinards frais, ça reste entiers dans le mixeur. Obligée de sortir un mixeur plongeant, de repeindre ma cuisine puis de remettre dans le broc.
Comme c’est l’anniversaire de ma mère, toute sa famille clame son amour pour elle dans ma boîte mail. Déjà, Thomas qui dit « I still remember her laugh » et moi qui réalise que… pour ma part, non, je ne m’en souviens plus, ça fait mal. Et puis Suzanne fait suivre un mail de Elly, ma presque grand-mère, et comme il est adorable, parfait, je réponds à Elly « I love you so much ». La réponse que je reçois le soir me glace : elle n’a rien répondu, en fait, seulement ajouté MARIA en majuscules à l’objet de mon mail qui était juste un cœur. Et je ne sais pas si c’est une erreur, si c’est à cause de la maladie de l’oubli qui la ronge, ou si (j’ose espérer également à cause de ladite maladie), elle me fait savoir qu’elle ne me parlait pas. Après tout depuis notre adolescence ma sœur et moi n’intéressons plus cette famille, qui ne tourne qu’autour de Maria, dont nous sommes pourtant la progéniture.
Mardi 18 février Éboulis
La parenthèse parisienne écrite – elle sera postée plus tard, elle était merveilleuse -, le rendez-vous dentiste passé et juste avant un après-midi scindé entre Lou et LN, je m’octroie le droit d’écrire que je suis é-pui-sée. Je ne rêve que d’écouter Vivaldi en boucle devant ma baie vitrée, à observer les oiseaux et les chats qui peuplent le jardin à leurs horaires propres. Rennes m’a lessivée cette fois, entre les travaux partout, les gens qui mendient des sommes astronomiques et ceux qui te passent à vingt centimètres alors que le quai de la gare est bien assez large.
Jeudi 20 février Le séisme
Est-ce que c’est tout « ça » (ça quoi, exactement) qui justifie, qui explique, voire qui revendique le fait que là tout de suite je me sente sur le point d’exploser, le fait que j’aie envie de hurler, de griffer d’érafler de sortir de mon corps putain, de me projeter en bris coupants sur les murs
de me faire mal parce que ça, ça m’aide. À apaiser.
Samedi 22 février Soleil
J’ai dit à mon père, vers deux heures du mat’, que je me demandais s’il ne se situait pas quelque part sur le spectre autistique. Il m’a répondu, perplexe, qu’on le lui avait déjà dit.
Nous avons passé le petit-déj’ à chercher s’il existait des « mitaines de pieds ». J’avais argué que si les Chinois ne les avaient pas inventées alors ça ne servait à rien d’espérer. Les Chinois les ont inventées et je suis à deux doigts ( !…) de les tester.
Ma « belle-mère », la compagne de mon père qui lorsqu’elle était venue voir le chantier de la maison s’était présentée aux voisins comme ma « mère » et que je ne m’en remets pas, nous a tous épuisés.
Mais il fait beau. Ça n’est rien de le dire, tant hier nous a délavés. Il a plu du matin au soir, des trombes. On se serait presque crus dans la Gisombre. Aujourd’hui le ciel était profond, d’un bleu immense qu’ourlaient quelques nuages.
5 commentaires
Pistes à chaud :
– T’en es où de la contamination à la BO d’Archons ? Je sens de mon côté que ça sera l’album le plus écouté de l’année !
– Ton escapade hôtelière m’a rappelé ce meme que K m’a transmis hier et qui m’a fait pleurer de rire tant je m’y reconnais :)
– Très grosses félicitations pour les rituels soin de soi (en crème comme en musique) et pour l’autoroute, je me doute à quel point les deux ne sont pas évidents et pourtant si importants
– Résonances de psy à ton « accepter d’être soi », ici on gravite autour du « j’existe » qui est abyssal
<3
– J’en suis à « je l’ai écouté en boucle toute la soirée et du coup je ne suis pas allée me coucher à l’heure parce que je n’avais pas envie de quitter cet univers » :D
– Ce mème : c’est EXACTEMENT ça :D
– Merci ! Ça devient de plus en plus simple, les rituels et la route : ça commence à s’ancrer.
– Abyssal et très étrange, en effet. J’aime assez ^^
J’aime bien ces articles qui nous montrent une parenthèse de toi en dehors d’ici, j’aurais envie de faire ça en ce moment, mais je suis trop bringuebalée dans ma tête et assez fatiguée aussi pour y arriver. J’arrive tout juste à respirer et mettre un pied devant l’autre.
Merci d’autant plus d’avoir pris le temps de laisser ces mots ♥
[…] Le weekend d’après il y a eu Saint-Nazaire, l’hôtel vide, le musée-paquebot, Branféré, le froid, et l’épuisement…. […]