Et alors ?
Où je rectifie mes angles, avec tous les ratés que ça suppose.
J’ai essayé de revenir un peu aux infos et j’ai reculé aussitôt. Sur Bluesky, je ne suis mise en contact qu’avec des gauchos, et ce n’est absolument pas plus reposant que les gens de droite. Je n’en peux plus de ces déclarations péremptoires, manichéennes, totalement hors-sol, totalement « manif pour moi ». Les actus nationales et internationales… tu les connais, je passe. Plus je vieillis plus je mesure ce que je sentais confusément lorsque j’étais ado : ces gens ne parlent jamais, jamais d’autre chose que d’eux-mêmes. Ce ne serait pas grave s’ils n’en faisaient pas une généralité. C’est absolument dingue, de se croire à ce point le centre du monde. Et c’est nous, moi, les gens que j’admire, qu’ils considèrent comme « bizarres », inadaptés, voire… fascisants ! Nous qui ne parlons, réellement, que de nous, sans chercher à nous imposer, sans nous décréter les représentants de quoi que ce soit, et qu’on conspue pourtant parce qu’on n’est pas comme « les autres », qu’on ne mange pas de ce pain-là, fariné à l’auto-satisfaction. C’est étrange parce que je suis comme plein « d’autres ». Juste pas les mêmes.
Je m’égare. Je pense mais je ne réfléchis plus, je me prends le monde en pleine poire, parce que je suis fatiguée, mentalement, je veux dire, enfin, pas fatiguée-lasse-moribonde mais révoltée, je ne veux plus ni vivre dans, ni participer à ce concert, j’estime que je n’en ai plus le loisir, que je n’en ai plus l’intérêt, non plus : j’ai admis une bonne fois pour toutes que je me décarcassais pour rien. C’est peut-être cet ultime verrou-là, qu’a fait sauter la psy la dernière fois qu’on s’est vues, alors qu’elle pensait que je n’avais plus besoin d’elle.
Elle me demande toujours : « et alors ? » dans le sens de « qu’est-ce que ça peut bien faire ? » Ça renvoie à quelque chose de très cryptique, même pour moi qui me considère comme une as de l’introspection, parfaitement au fait de mes mécaniques intérieures. Mais la réponse à ce « et alors ? » elle est confuse et un peu sournoise. Pour l’appréhender pleinement, il me faut démêler un écheveau vieux de toute une vie. Je résumerais ça comme ça : j’étais contente d’être moi-même et n’y voyais pas de problème, mais tout le monde, camarades et adultes confondus, me demandait constamment pourquoi. Une fois sortie de l’enfance, où je n’étais pas en mesure d’intellectualiser ça, puis de l’adolescence (ce fut long), un peu apaisée, du moins dans mon rapport à autrui, je me suis donc dit « peut-être qu’en effet je devrais faire un effort ». Pourquoi ? Parce qu’on me l’avait demandé. Parce que quand on te demande un truc un billion de fois ça finit forcément par s’incruster dans la moindre de tes cellules, et t’es plus capable de te demander pourquoi on te le demandait à l’origine.
Donc, j’ai arrondi mes angles.
Et j’en ai fini. La seule chose que ça apporte, c’est qu’on te regarde moins de travers. Mais c’est jamais réciproque. Toi, t’as passé littéralement ta vie à te remettre en question. Les gens en face ? Que dalle. Eux, ils représentent la vérité, la normalité, tout ce que tu veux. Donc tout ce que t’as gagné c’est d’avoir mal à force de te contorsionner. T’es pas mieux considéré, en réalité. T’es juste un peu plus invisible.
Je parle pas de toi qui me lis. Je ne parle pas non plus de gagner en maturité, d’apaiser les relations parce que t’apprends à arrêter de te sentir agressé parce qu’en fait tu manques d’assurance. Je parle d’arrêter de vouloir paraître autre chose que ce que t’es. Je parle de se sentir obligé de s’excuser alors qu’on n’a rien fait de mal.
Aujourd’hui une candidate m’a soumis cette citation d’Annie Ernaux :
« Et comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi. »
Je parle de devoir vivre dans un monde régenté par une absolue stupidité et de devoir s’excuser d’avoir remarqué à quel point c’était con.
Je parle de devoir se taire quand le même voisin sort un outil mécanique fonctionnant à essence tous les putains de soirs – et le dimanche matin – parce que c’est admis donc admissible, plus que d’être la personne toute timide et silencieuse au fond de la cour qui demande si c’est bien nécessaire, en plus du fait que ça fait un putain de boucan.
Je parle d’être de ceux qui disent oui, je me sens bien enfermée chez moi avec mes livres, je n’aime rien tant qu’écouter les oiseaux, je vis plus intensément dans les jeux vidéos que dans la société, j’ai des fantasmes bizarres, des amis imaginaires, et une vie intérieure bien plus riche que ma vie sociale, et dont un candidat m’a rappelé avec candeur que ces gens-là devraient sociabiliser parce que la science a prouvé que c’était meilleur pour le développement…
Je sais pas si c’est d’avoir vu LN au fond du seau, de l’entendre me dire qu’elle avait menti à son homme tellement elle se sentait coupable d’être en arrêt maladie parce que tout ça c’était dans sa tête. Ou A. qui écrit que ça « devrait depuis longtemps être dépassé. » Comme si ça n’avait pas de réalité, ce qu’il y avait dans ta tête, comme si ça n’avait pas de légitimité. Comme si se montrer empathique, bienveillant, comme si souffrir c’étaient des signes de faiblesse et que la faiblesse ce serait un truc gênant. Quand t’es blessé, t’es affaibli, que je sache, et tout le monde trouve ça normal. On te dit pas « tu fais chier avec ta fracture du tibia, prends sur toi. » On te reproche pas non plus d’avoir les os fragiles.
Bon. J’ai peut-être réussi à mettre le doigt sur la raison pour laquelle la nonchalance de ce « et alors ? » m’était encore si peu accessible. Reste la colère. Enfin, c’est la colère, la raison.
La colère je ne veux pas la « régler ». Elle est légitime. Si en plus d’être invisibles il fallait cesser de ressentir !
Annie Ernaux écrit aussi : « D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. » Je ne suis pas très fan de la manière dont elle le dit et de l’emploi qu’elle fait du mot « vérité », mais j’ajouterais que ça donne le droit imprescriptible de la vivre comme on l’a vécue, que personne ne peut se permettre d’en juger. Ça peut éventuellement se démonter, se reconfigurer sous des actions conjuguées, parce que ça nous fait du mal ou ça finit par en faire à autrui. Mais jamais, jamais, parce qu’une personne qui ne sait pas croit savoir.
Cela dit, « et alors ? » ça veut aussi dire que je ne peux rien y faire, ou que je ne veux pas (j’ai déjà parlé ailleurs de pourquoi le militantisme m’était étranger, et certaines choses ne changent apparemment pas.) Donc je choisis de le traduire par « à quoi bon ? » et effectivement, ça ne m’est bon en rien. Donc je tire le rideau.
5 commentaires
Le « devrait depuis longtemps être dépassé » était surtout une lassitude de régulièrement devoir bosser les mêmes choses mais sous des angles différents, il ne s’agissait pas d’obligation en soi mais de fatigue (et si jamais mon cerveau y a mis autre chose, je lui remets les pendules à l’heure). Ceci mis à part, je te rejoins totalement. Il y a plein de choses qui bougent depuis mon texte, notamment d’avoir discuté ensuite avec Eli.
J’ai un énorme souci de légitimité, plus exactement d’existence. Être légitime dans le droit d’exister, de respirer (encore lui), d’être. Prise de conscience ce matin (énième en réalité, je finis toujours par retomber dans la non-légitimité à être), et peut-être que cette fois, ça va s’ancrer et que je vais m’ancrer avec).
Et je réagis très fortement à la phrase D’Annie Ernaux « D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire », je vais en faire mon mantra (pauvres de vous). Mieux, je vais le poser quelque part sur le blog hé hé.
Merci d’être là <3
« il ne s’agissait pas d’obligation en soi mais de fatigue »
En vrai, je le sais bien. J’ai les mêmes lassitudes. Mais elles n’aident pas, de mon expérience. Je l’ai pourtant dit à la psy, à peu près comme toi : que ça commençait à bien faire, l’angoisse, tout ça, qu’on avait déjà fait le tour, Angoisse et moi, la psy et moi… Cette dernière m’a conseillé de me tourner vers des psychothérapies cognitives, parce que là on parle de fonctionnement acquis depuis des années et qu’à part « reconfigurer » le cerveau, ça devient compliqué.
Elle sait ce qu’elle fait, Eli ;) Je suis désolée, je ne pourrais pas vous apporter la même chose, ni à l’une ni à l’autre, je ne me fais pas encore assez confiance face à vous.
Le souci d’existence, je le perçois du bout des doigts, même si c’est ce que j’exprime en grande partie dans ce billet. Mais dans la façon dont il se vit, se formule, chez moi la colère a tout envahi. Ma sœur en revanche formule et je suppose donc expérimente ça de la même façon que toi. Vous auriez des choses à partager, toutes les deux :)
Quant à ce « pauvre de vous », haha, on a déjà parlé écriture, tu sais combien j’aime lire les profondeurs ;)
Merci à toi ma Dame ♥
Reconfigurer le cerveau, ça me parle ça. Merci pour la piste, c’est très précieux.
Ne sois surtout pas désolée. Si cela peut t’aider, je ressens la même chose envers vous deux. Complexe d’infériorité face à des personnes très intelligentes, j’imagine. On en revient à la légitimité d’être.. on en revient toujours à la légitimité d’être, j’ai l’impression.
La colère est une étape très importante, laisse-la s’exprimer ? Chacun sa manière d’aborder la vie et les angoisses, aussi. Je décortique beaucoup, ça n’empêche pas la colère de temps à autre..
C’est fort possible :) Je regrette qu’elle n’écrive pas beaucoup :)
Profondeurs veut dire aussi redire, réécrire, y revenir encore et encore. Je faisais ça, sur le précédent blog, je creusais jusqu’à ce que le tour soit fait. Je n’ai aucune idée de comment c’était pris (m’en fiche un peu), mais ça devait être lourd parfois.
« La colère je ne veux pas la « régler ». Elle est légitime. Si en plus d’être invisibles il fallait cesser de ressentir ! » Cette phrase me parle, à un moment donné, je me trouvais trop « contre tout », je manifestais ça surtout par le fait de râler ou ce qu’on considère comme râler. Mais au final, « râler » était surtout une opinion différente – et peut-être dérangeante. Et à un moment donné, j’ai décidé que je pourrais régler, améliorer plein de choses pour moi, en moi, mais que la colère, j’avais pas forcément envie d’y toucher. Bon entendons-nous bien ce n’est pas une colère qui brûle ou qui ravage, ça n’empiète pas mon quotidien. Mais comme tu le dis, je n’ai pas envie d’arrêter de ressentir, surtout face à ce que, comme toi, je considère comme une colère légitime.
Cependant, il faut quand même lui trouver un contrepoids, pour atteindre un équilibre sinon on a vite fait de basculer dans le « tout colère ».
C’est marrant parce que ce que tu écris fait écho avec une conversation que j’ai eue avec ma sœur hier soir, où je lui disais que le risque c’était la colère qui ravage – devenir comme Jean Grey dans X-Men, c’est la comparaison que j’ai utilisée, je ne sais pas si tu connais la référence. Ou Willow dans Buffy, d’ailleurs ;)
Moi parfois ça empiète sur mon quotidien parce qu’il y a un truc que je n’arrive absolument pas à gérer, c’est le sentiment d’injustice. Quand ça m’arrive, ça m’étouffe !